Dans ce snack marseillais, on cuit les plats grâce au soleil

Josefa, cuisinière, précise que « cuisiner avec le soleil ne signifie pas forcément cuisiner dehors ». - © Jéromine Derigny / Reporterre
Josefa, cuisinière, précise que « cuisiner avec le soleil ne signifie pas forcément cuisiner dehors ». - © Jéromine Derigny / Reporterre
Durée de lecture : 6 minutes
Exit le gaz ou l’électricité, place aux fours solaires. Au Présage, une guinguette marseillaise, on cuit poulets, tartes tatin, légumes... grâce au soleil. Une cuisson écolo et économique qui séduit de plus en plus de pros.
Marseille (Bouches-du-Rhône), reportage
L’azur enveloppe la cité phocéenne et l’automne installe ses jours raccourcis. Le soleil chauffe moins longtemps qu’à l’ordinaire, mais suffisamment pour rôtir trois poulets et deux tartes tatin. Dans la guinguette Le Présage à Marseille, les cuisiniers sont à pied d’œuvre dès le lever du soleil, littéralement, car c’est lui qui alimente les fourneaux de ce restaurant qui fonctionne grâce à un four solaire.
Une parabole constellée de miroirs concentre les rayons solaires qui filent chauffer une plaque en fonte à l’intérieur d’un conteneur transformé en cuisine. La plaque où s’agglutinent faitouts et sauteuses culmine à 300-400 °C. « Cuisiner avec le soleil ne signifie pas forcément cuisiner dehors », prévient Josefa en surveillant ses légumes poêlés. Ici, le soleil constitue l’énergie principale de cuisson.
Exit gaz, charbon de bois ou électricité, place à la bonne vieille concentration solaire que nous avons toutes et tous expérimentée enfants à l’aide d’une loupe et d’un bout de bois. « En grandissant, plus personne ne se souvient que ça marche », se désole Gilles Gallo, cofondateur de Solar Brother, une entreprise qui propose ce genre de four solaire. Pour obtenir un bon four solaire, il suffit de respecter la règle des trois C : Concentration des rayons à l’aide de miroirs, Captation de la chaleur et Conservation de celle-ci. Des tubes en verre sous vide capturent la chaleur qui peut atteindre jusqu’à 250 ou 300 °C. On y enfourne des cylindres de cuisson dans lesquels mijotent, confisent ou torréfient graines, fenouils ou fruits et même merguez en tas.

« Rien n’est impossible », explique Josefa, en enfournant ses poulets au milieu de citrons confits pour un tajine « à consommer dans deux ou trois heures ». « Dans l’inconscient collectif, cuire au soleil est lent et contraignant. C’est faux, prévient Gilles. On me demande toujours comment je cuisine les jours de pluie. Je réponds : “Comment cuisinez-vous les jours de beau temps ?” Il y en a 60 % de l’année en moyenne ! »
250 °C en dix minutes
Après trois ans d’existence, Le Présage a rencontré son public. La guinguette salarie quatre personnes — deux cuisiniers Clément et Josefa et deux développeurs. Grâce à des prêts et des subventions, l’équipe a investi 2 millions d’euros à la technopole Château Gombert dans le nord de Marseille pour construire le premier restau solaire « en dur » en Europe, qui sera inauguré en mai 2024. Il utilisera deux paraboles de 10 m2 chacune et plusieurs fours en extérieur. Dans les locaux voisins, des ingénieurs travaillent sur les caractérisations techniques du fourneau. « Cuisiner à l’intérieur implique de diriger les rayons à travers une certaine épaisseur, donc de perdre forcément un peu de puissance », explique Thomas Fasquelle, qui encadre une thèse sur le sujet.
Solar Brother dispose d’une gamme assez complète, qui permet de régaler les familles tout autant que les chefs alternatifs, allant de 100 à 8 000 euros. « L’expérimentation redonne envie », affirme son associé Gatien Brault, en train de tester le « sunchef pro », sorte d’ellipse chargée de 1,8 m2 de capteurs qui atteint 250 °C en dix minutes et permet de cuisiner pour cinquante personnes.

En guise de preuve, Gatien enfourne un pâton pour faire la démonstration qu’en moins de quarante-cinq minutes, on peut déguster un pain croustillant, aéré et ferme... Avant de se concentrer sur la cuisson, Solar Brother propose l’expérimentation sur de petits objets comme le briquet solaire — vendu à 500 000 exemplaires — ou les minifours pour enfants. Tous les plans sont en open source (libres de droit).
L’entreprise a vu ses ventes décoller le lendemain du confinement, « le 17 mars 2020 très exactement », se remémore Gatien, en désignant une courbe de progression où les ventes ont triplé en 24 heures. De 310 000 euros en 2019, le chiffre d’affaires est passé à 810 000 euros l’année suivante et à 1,6 million d’euros en 2022.

« Avec la guerre en Ukraine et l’envolée des prix de l’énergie, c’est le désir d’autonomie qui a pris le dessus », assure Gilles. Alors, combien économise-t-on en cuisinant aux rayons du soleil ? « Si vous cuisinez deux baguettes par jour de beau temps [60 % par an], il suffit de deux ans pour un retour sur investissement. » En un an, l’équipe du Présage dit, elle, avoir économisé 1 000 euros de gaz et d’électricité.
« De plus en plus de pros veulent tester »
Quand la Russie a fermé les robinets de gaz et que chaque fournisseur d’énergie a augmenté ses tarifs, la cuisson solaire est sortie de son cercle écolo. « Grâce au bouche-à-oreille, de plus en plus de pros veulent tester le soleil comme énergie de cuisson. » Y compris pour le pur plaisir de défricher une terre inconnue. C’est le cas de la cheffe étoilée Nadia Sammut, qui a installé une ellipse au milieu du potager devant son auberge, la Fénière, aux portes de Lourmarin (Vaucluse).

La cheffe considère que ce serait une « hérésie » de ne pas utiliser le soleil qui illumine sa Provence 300 jours par an. Elle l’a testée tout l’été au milieu de convives ravis de goûter à un mystérieux « goût du soleil » qui s’apparente à une cuisson lente, une chaleur diffuse qui pénètre les fibres d’un légume ou d’un fruit. « C’est intéressant d’un point de vue énergétique et économique, mais c’est aussi génial de s’amuser avec le goût que cela produit. Au lieu de casser les molécules, ça conserve l’eau, c’est très doux et ça reste très moelleux. »
Elle donne ses cours de cuisine avec l’outil et une simple aubergine jaune au citron confit. « Il faut changer les habitudes, enseigner comment l’utiliser, faire entrer cela dans le quotidien. » Et la toute jeune marraine de l’Institut Paul Bocuse va équiper l’école pour que ses étudiants s’initient à cette technique. « Une nouvelle offre de produits plus performants débarque — on passe de 140 à 250 °C, c’est-à-dire un vrai four, ça devient désirable », s’émerveille Richard Loyen, délégué général d’Enerplan. Cet adepte de la cuisson au soleil enchaîne les veloutés, macarons à la betterave et autres patates rissolées. Il cherche un éditeur pour publier un livre de recettes pointues « pour donner envie » et invite les plus hardis à des « festins photoniques ». « Tester, c’est aller au bout de ses intuitions, c’est essayer et parfois rater. Avec un livre de recettes, ce sera plus simple. »

À la buvette éphémère lyonnaise Une Place au soleil, la cuisine ensoleillée a été prise comme un jeu d’ajustement au réel. « On s’en fiche de savoir combien de temps il faut pour sortir des poivrons farcis, vous cuisinez pour le lendemain, précise le cuistot Franck Niedda. C’est un peu comme pour un spectacle de rue, on s’adapte à la météo, on regarde ce que l’on peut faire. » Franck a joué tout l’été avec l’ensemble de la gamme. « Les jours sans soleil, je fais autrement et m’adonne aux cuissons aux agrumes façon ceviche qui ne réclament aucune énergie ! »
En cuisson comme en écologie, en général, les habitudes sont difficiles à changer. « J’ai vu tout l’été une forme d’incrédulité face à ces outils. Une fois en démonstration, les fours font le job et les gens restent pour manger. » Et se délectent de ses tests de clafoutis ou de cakes en forme de tuile. Effet collatéral du four solaire, il provoque les discussions, fédère, en un mot, il donne la pêche.