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ReportageAlternatives

Dans les Landes, une « prison-ferme » pour alléger la peine

Dans les Landes, une ferme agroécologique fait travailler des femmes détenues en fin de peine. Ouverte à l’automne 2020, la ferme Emmaüs Baudonne est la première structure à l’échelle européenne à proposer ce placement à l’extérieur pour les femmes emprisonnées.

Tarnos (Landes), reportage

Alexandre Azarian retire un instant sa casquette pour se gratter la tête. Le maraîcher réfléchit aux raisons qui font que Pythagore n’est pas de son côté ce matin. Car au bout du ruban étiré pour mesurer les futures planches de jardinage, Céline, cheveux courts et regard clair, énonce la mauvaise nouvelle : « 19,8 mètres. » Selon ses calculs, elle devait tomber sur 20 mètres. Dans le champ de 2,5 hectares parsemé de trèfles, les quatre femmes qui travaillent avec lui s’affairent pour reprendre les mesures en laissant échapper quelques éclats de rire.

Aïsha, Céline, Nadia et Valériane sont toutes quatre des prisonnières en fin de peine : elles ont pu accéder à un placement extérieur, c’est-à-dire hors des murs de la prison, dans cette exploitation soutenue par Emmaüs qui produira des légumes en agriculture biologique dès cet été. En attendant les premières pousses, il a fallu construire les serres, installer le système d’irrigation, planter la haie qui constituera un refuge pour la biodiversité et désormais préparer le terrain pour les planches de culture. Elles sont employées vingt-six heures par semaine et rémunérées au Smic. Tous les matins, elles démarrent à 8 h 30 sous la supervision du maraîcher et travaillent jusqu’à 13 heures. L’après-midi est consacré aux démarches administratives, aux soins de santé ou est un temps libre. Des travailleurs sociaux prennent le relais pour les accompagner afin de préparer au mieux leur libération.

Ici, les femmes font plus qu’exécuter des ordres, elles prennent aussi des initiatives et s’investissent dans le travail d’équipe. L’une des priorités d’Alexandre, le maraîcher, est d’instaurer une bonne ambiance dans un travail volontairement peu mécanisé.

La structure est la première du genre en France, « et même en Europe », ajoute Gabi Mouesca, le directeur et fondateur de la ferme Emmaüs Baudonne. Des fermes de placement extérieur existent déjà, mais elles étaient réservées aux hommes, qui constituent l’immense majorité des personnes derrière les barreaux. Au 1ᵉʳ janvier 2021, les femmes représentaient 3,3 % de la population carcérale en France. Grandes oubliées du système, elles souffrent de ce statut de minorité : « Il n’y a rien pour elles, elles sont à l’évidence les personnes les plus exclues de la société », dit Gabi Mouesca.

« Des peines qui n’humilient pas, ne détruisent pas »

Pour le directeur, lui-même ancien détenu, pas question de parler « d’insertion » ou pire, de « réinsertion » : « Cela voudrait dire que ces personnes ont déjà été insérées dans la société. Or la plupart des personnes qui vont en prison ont toujours été aux marges. » Le mot reste donc la recherche « d’autonomie » : « En plus, en tant que Basque, ça me parle cette question d’autonomie », glisse, facétieux, l’ancien président de l’OIP (Observatoire International des Prisons) qui a connu les barreaux durant dix-sept ans pour sa participation au groupe armé indépendantiste Iparretarak [1]. Il se revendique abolitionniste, c’est-à-dire en faveur de l’abolition de la prison mais « comme ce n’est toujours pas porteur d’être abolitionniste et que mes cheveux blancs gagnent du terrain sur mes cheveux noirs, je porte ce projet qui montre qu’on peut sanctionner autrement que par la prison avec des peines qui n’humilient pas, ne détruisent pas. Ici les gens se remettent debout et en marche. Elles ne sont pas dans une cellule mortifère de 9 m². »

Directeur et fondateur de la ferme Emmaüs Baudonne, Gabi Mouesca est intimement touché par le système carcéral contre lequel il milite.

Aïsha, trente-trois ans, a entendu parler du projet par hasard : « J’ai fait la rencontre d’une dame qui passait dans le couloir de la prison et qui m’en a parlé. » Elle est originaire de Guyane, la thématique du maraîchage lui a plu : « Chez moi on cultivait aussi, même si ce n’était pas aussi grand. » Sa candidature a été acceptée après dix-sept mois de détention. Elle est la première femme trans accueillie par la ferme Emmaüs Baudonne, qui a obtenu l’agrément nécessaire.

Dans le champ qui borde la ferme, on finit de soigner les derniers arbres qui forment la jeune haie. Les trois détenues originaires de Guyane échangent parfois en Taki-Taki, un dialecte créole guyanais. Céline, quarante-trois ans, revient sur son parcours : « J’ai signé le placement le 24 décembre 2020, c’était un beau cadeau de Noël. » Elle a vu passer le projet dans la revue de l’OIP et a présenté sa candidature. Sa libération interviendra en juillet prochain. Ce qui l’a motivée ? « Le fait qu’on soit suivies pour préparer la sortie dans toutes les démarches administratives. » L’argent aussi : « On peut se faire un petit pécule pour ne pas sortir à poil. Moi je dois acheter une voiture, je n’aurais pas pu si j’avais fait une sortie sèche. » Elle souhaite se diriger vers le travail social mais a apprécié le thème du projet : « Le fait aussi que ce soit du maraîchage bio, qui s’inscrit dans une responsabilité. Je trouve agréable de travailler la terre, même si je ne vais pas en faire mon métier, j’ai appris plein de choses. » Dans les couloirs des prisons, l’avenir est un mot qui sonne creux, mais ici, Céline a pu de nouveau se projeter dans son futur et dans celui de la structure : « C’est valorisant de construire l’outil de travail. Je regarde ce qu’on a fait et j’imagine les femmes détenues qui vont travailler là. »

La ferme leur permet de (ré)apprendre à vivre ensemble tout en trouvant sa place singulière.

Gabi Mouesca aime à raconter l’histoire de l’abbé Pierre dont la photo trône au-dessus de son bureau, entourée de celle du premier compagnon, Georges Legay, et de la secrétaire de l’abbé, Lucie Coutaz. « Le premier compagnon Emmaüs, Georges Legay, était lui-même un taulard. Quand, après vingt ans au bagne de Cayenne, Georges a été libéré, il n’allait pas bien et a pensé à se suicider. C’est là que l’abbé Pierre l’a rencontré et lui a dit : “J’ai besoin de toi.” Pas “Je vais t’aider” mais “J’ai besoin de toi.” » Il s’arrête un instant et ajoute : « C’est important car la société a besoin de tous... Le projet agricole est un prétexte, c’est l’humain qui est au cœur de tout ça. »

Une exploitation « à échelle humaine »

Un avis qu’Alexandre Azarian, responsable agricole, n’est pas loin de partager. Il s’inspire librement de Jean-Martin Fortier pour proposer du maraîchage dense sur des petites surfaces : « Mon idée par rapport à une exploitation maraîchère classique est de réduire les tailles afin d’éviter trop de mécanisation et aussi pour être à échelle humaine et ne pas se perdre de vue dans le champ, garder la motivation. » L’humain ici prime sur toute autre considération, l’idée de travailler ensemble est centrale. « Souvent les maraîchers se mécanisent pour ne pas embaucher car ils ne peuvent pas faire face aux coûts. J’ai la chance de ne pas avoir ce problème, au contraire, j’ai des personnes à occuper. » La ferme devrait accueillir sept détenues avant l’été, douze d’ici la fin de l’année.

Les tâches se font principalement par deux, pour éviter l’ennui et la perte de motivation.

À midi, l’une d’elle se détache pour partir en cuisine et préparer le repas partagé entre les détenues, les salariés et les bénévoles de la structure. À terme, les légumes produits sur la ferme seront consommés sur place. Le surplus sera proposé en vente directe sur l’exploitation.

Sur une table posée devant la ferme, Nadia, trente ans, profite du soleil du début d’après-midi pour fumer une cigarette. Elle évoque sa Guyane natale, là où sont encore ses cinq enfants, les trois plus grands auprès de son père, les deux plus jeunes chez leur grand-mère paternelle. Elle alterne les moments graves, les cinq kilos d’une drogue illégale que les douaniers ont trouvé sur elle à Orly, les enfants qui vont à l’école sans elle, son frère pris dans l’alcool, et les moments où elle laisse son rire communicatif rouler sur les graviers de la cour. À la ferme, elle se sent chez elle, un sentiment qu’elle n’a jamais eu en prison. Dans un classeur impeccablement rangé, elle a consigné sa vie, ses fiches de paye de détention — 460 euros pour un mois et demi de travail. Et ses démarches pour trouver un emploi à sa libération qui interviendra cet été, comme autant de graines d’espoir pour un autre avenir.


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