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En dépit de ses engagements, la France encourage la surpêche

En soutenant la réintroduction de subventions européennes à la pêche, jugées « nocives » par les chercheurs et les ONG, le gouvernement français prend le risque de favoriser la surexploitation des stocks de poissons.

  • Bruxelles (Belgique), correspondance

Les 28 ministres européens de l’Agriculture et de la Pêche se réunissent ce mardi 18 juin en Conseil des ministres, à Luxembourg, pour discuter des futures orientations partielles données à la pêche en Europe. Et cela passe inévitablement par la question du financement. Comme l’agriculture, le secteur de la pêche est généreusement subventionné par l’argent de l’Union européenne, notamment via le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP). Doté de 6,4 milliards d’euros sur 7 ans (pour 2014-2020), ce fonds a toujours été présenté comme ayant pour mission principale d’aider les pêcheurs à mettre en place des pratiques plus durables. La réunion du jour a pour but de définir comment seront utilisées les subventions pour la période à venir, 2021-2027. Et les enjeux pourraient être plus grands qu’ils n’y paraissent.

Il y a quelques semaines, les trois pays qui bénéficient le plus des subventions à la pêche — l’Espagne, la France et l’Italie — se sont mis d’accord pour demander des changements de règles de répartition et d’attribution. Parmi ceux-ci figure notamment l’appui à la construction navale et à la modernisation des flottes, demandées par les représentants des pêcheurs européens.

« Des aides déguisées à la construction pour construire des chalutiers jusqu’à 24 mètres » 

Or, pour certains spécialistes, le danger caché derrière ce type d’aides est l’encouragement à la mise à l’eau de bateaux plus performants, plus gros et plus nombreux. « Jusqu’à la fin des années 1990, on a massivement subventionné la construction de bateaux, ce qui a entraîné une surcapacité des flottilles. L’Europe était devenue un très mauvais élève, où près de 90 % des stocks de poissons étaient surexploités, explique Didier Gascuel, professeur en écologie marine à AgroCampus Ouest. Puis, on a subventionné la casse de navires, et arrêté complètement en 2005 de financer les nouvelles constructions, pour arriver aujourd’hui à un équilibre avec moins de bateaux, pour plus de poissons, puisque les stocks sont remontés légèrement ces dernières années. Renverser la tendance est une grave erreur. »

D’autant plus que, soulignent les chercheurs et les ONG, ces subventions jugées « nocives » vont aussi à l’encontre des engagements pris par les pays membres de l’UE et sont donc une contradiction politique. En 2015, les Nations unies ont inscrit dans leur programme d’objectifs de développement durable (ODD), l’élimination des subventions encourageant la surpêche et la surcapacité des flottes, d’ici 2020. Mais, en 2021, avec la position défendue par les trois pays, les subventions nuisibles à la durabilité de la pêche vont-elles alors faire leur retour au sein de l’espace communautaire ?

L’ONG Bloom est montée au front depuis que le Parlement européen a validé en avril une première orientation pour, notamment, élargir les aides à de plus gros bateaux de pêche. « On a observé un détournement de l’objectif initial du FEAMP, qui voulait au départ aider les petits patrons, jeunes, à acquérir un bateau d’occasion, en des aides déguisées à la construction pour construire des chalutiers jusqu’à 24 mètres [contre 12 aujourd’hui] », réagit Mathieu Colléter, responsable science et relations institutionnelles, chez Bloom. Alors que les subventions de ce fonds sont à l’origine destinées à aider les « pêcheurs-artisans », les nouvelles règles pourraient, d’après lui, faire rentrer comme bénéficiaires les pêcheries de type industriel et mettre à l’eau un plus grand nombre de bateaux, ce qui produirait de nouveau la surcapacité des flottes.

Ce n’est pas l’interprétation du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM), un syndicat interprofessionnel du secteur, pour qui la priorité actuelle n’est pas la construction de nouveaux bateaux — qui sont par ailleurs, selon Didier Gascuel, déjà commandés et financés aujourd’hui sans passer par les subventions publiques. Émilie Gélard, du Comité national des pêches, voudrait tempérer : « Premièrement, ce n’est pas parce qu’il y a une porte ouverte par le Parlement que cela va nécessairement aboutir dans les faits au retour des subventions à la construction. Rien n’est encore décidé. Et, même si cela se produit, cela ne va pas tout changer. Ce n’est pas un chèque en blanc pour pêcher plus, il y a toujours des règles et des quotas. » Ce à quoi répond Didier Gascuel que, « certes, il y a des quotas, mais pas partout et pas sur toutes les espèces. En Méditerranée, par exemple, il n’y a que le thon rouge qui est sous quotas ».

« Il faut être prudent avec les subventions publiques » 

Les ONG craignent ainsi que la pression n’augmente à nouveau sur les populations de poissons qui commençaient justement pour certaines à mieux se porter et qu’on débute un « retour en arrière », alors que des efforts pour préserver la durabilité de l’exploitation des ressources halieutiques ne sont toujours pas satisfaisants. Aujourd’hui, 69 % des stocks de poissons européens restent en moyenne surexploités. En Méditerranée, ce serait même 96 % des stocks de poissons qui seraient en situation de surpêche. Quelques jours après le discours de politique générale prononcé par le Premier ministre, Édouard Philippe, qui invoquait des intentions d’« accélération écologique », les spécialistes s’étonnent que la France cherche à user de son influence diplomatique pour aller à l’encontre de ses engagements.

« Jamais, nous n’avions assisté à un tel recul environnemental. Jamais, le hiatus ne fut plus grand entre les discours et les actes d’un Président. Jamais, l’équipe de Bloom n’avait atteint un tel niveau de désespoir et d’impuissance », écrit l’ONG, qui a adressé une lettre ouverte la semaine dernière au Président Macron. L’organisation mène d’ailleurs un combat pour demander plus de transparence sur l’utilisation et les conséquences des financements publics accordés au secteur. La Cour des comptes souligne elle aussi une gestion peu claire et complexe des fonds d’aides européens.

« Il faut être prudent avec les subventions publiques, qui peuvent être parfois un cadeau empoisonné aux pêcheurs, dit Didier Gascuel. Normalement, lorsque les stocks sont bien gérés et les pêcheries sont rentables, il ne devrait pas y avoir besoin de subventions. C’est un gâchis d’argent public. Le fonds pour la pêche finance par ailleurs des mesures de protection de l’environnement et d’enrichissement des connaissances scientifiques, les investissements pour la sécurité à bord et pour l’efficacité énergétique. C’est une bonne chose. Mais, tous les spécialistes le disent, il ne faut pas encourager l’augmentation des capacités de pêche, même d’un point de vue d’efficacité économique, ce n’est pas bon pour la filière. »

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