Éradiquer les punaises de lit, une véritable guerre des nerfs

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Animaux Quotidien SantéEnquête 2/2 – De retour en Europe à cause des échanges commerciaux et du tourisme, les punaises de lit prolifèrent. En France, leur nombre a doublé entre 2017 et 2018. Et la lutte s’annonce difficile, notamment du fait de leur résistance aux insecticides.
Cet article est le second de notre enquête sur les punaises de lit. Le premier : « Les punaises de lit, un fléau nocturne qui n’épargne personne ».
C’est un insecte minuscule, mais très puissant. La punaise de lit, de son appellation scientifique Cimex lectularius, est une parasite hématophage (elle se nourrit de sang). Elle mesure entre quatre et sept millimètres et est généralement d’une couleur brune à beige. Les punaises de lit sont plates dorso-ventralement et n’ont pas d’ailes, elles se déplacent uniquement en marchant. Un adulte a une espérance de vie de 6 à 24 mois. Les punaises de lit peuvent résister à des températures extrêmes, et sont capables de ne pas se nourrir pendant deux ans.
Leur date d’apparition dans le monde n’est pas certaine. Les scientifiques affirmaient jusqu’ici que les punaises ont d’abord parasité les chauves-souris, avec lesquelles elles habitaient dans des grottes, puis qu’elles se seraient adaptées aux humains il y a plusieurs milliers d’années. Mais, au mois de mai dernier, une étude de quinze chercheurs publiée dans Current Biology a révélé que les punaises de lit sont apparues avant les chauves-souris, et qu’elles ont même connu les dinosaures. Ainsi, elles auraient au moins 115 millions d’années !
« Des stylets mandibulaires et maxillaires très fins »
Même si quelques Cimex lectularius continuent de parasiter des chauves-souris et des oiseaux, leur hôte préféré reste l’humain. Elles détestent la lumière, naturelle ou artificielle, et restent donc abritées durant la journée dans un cordon de matelas, une structure de lit, une plinthe, un cadre de tableau, une tringle à rideaux… La nuit venue, elles sortent de leur cachette et s’avancent jusqu’aux humains (généralement endormis) pour se nourrir de leur sang. D’après un rapport du Centre national d’expertises sur les vecteurs (Cnev), les punaises « introduisent à travers la peau des stylets mandibulaires et maxillaires très fins jusque dans la lumière d’un vaisseau sanguin. L’aspiration du sang est facilitée par une salive présentant des propriétés anticoagulantes. Le repas dure entre 10 et 20 minutes ». Elles retournent ensuite dans leur cachette, et les humains se réveillent le lendemain avec des boutons rouges alignés, généralement sur les bras et les jambes. Les punaises de lit ne sont pas vectrices de maladie, mais leurs piqûres peuvent provoquer des démangeaisons, des inflammations, voire des brûlures.
Les punaises de lit avaient quasiment disparu d’Europe après la Seconde Guerre mondiale, grâce à la restauration des bâtiments anciens, la construction de nouveaux immeubles et à l’amélioration du niveau de vie. Et surtout, grâce à une arme redoutable : le DDT. Ce produit chimique extrêmement puissant, interdit d’utilisation en France en 1972, servait jusque-là d’insecticide contre toutes sortes d’espèces, notamment les cafards. « Dans les immeubles, pendant les “campagnes anti-cafards”, les professionnels ne traitaient pas que les parties communes, ils traitaient également les appartements privés, explique Pascal Delaunay, entomologiste médical et parasitologue au centre hospitalier universitaire (CHU) de Nice. La lutte n’était pas du tout ciblée, le DDT tuait tout et n’importe quoi. »

Tout ceci a chassé les punaises hors des logements français pendant des années... Jusqu’à l’explosion du tourisme et du commerce international, à partir des années 1980. « Les pays riches ont récupéré, sans le vouloir, des punaises de lit en zone tropicale, où il n’y avait pas eu cette amélioration sociale et cette lutte », dit Pascal Delaunay. Les punaises des pays en développement se sont cachées dans des vêtements ou au fond d’une valise, et ont été ramenées peu à peu par les touristes dans leur pays d’origine. Le nombre de Cimex lectularius a ainsi explosé dans les années 1990 aux États-Unis, au Canada et en Australie, tandis qu’elles ont effectué leur grand retour en Europe autour des années 2005.
Les entomologistes recommandent donc de ne pas utiliser systématiquement des produits chimiques
D’après la Chambre syndicale de désinfection, désinsectisation et dératisation, 400.000 sites (appartements, maisons, hôtels…) étaient en France infestés de punaises de lit en 2018, contre 200.000 en 2016-2017. En un an, le nombre de ces insectes buveurs de sang aurait donc doublé.
Les punaises de lit se propagent pour deux raisons principales. Tout d’abord, elles se reproduisent très vite. Une femelle pond 5 à 15 œufs par jour, et peut le faire jusqu’à 500 fois au cours de sa vie. Ensuite, les punaises sont devenues, au fil du temps, très résistantes aux pyréthrinoïdes : « Elles sont naturellement presque résistantes à cet insecticide parce qu’elles ont sur leurs chromosomes les deux gènes de résistance, dit Pascal Delaunay. Ce n’est pas parce qu’elles ont les gènes qu’elles vont forcément les exprimer. Mais, par contre, si on les embête trop, il n’y a pas besoin de les inventer, il suffit de les exprimer. »

Les entomologistes recommandent donc de ne pas utiliser systématiquement des produits chimiques. Si la lutte n’est pas ciblée et que l’usage des insecticides est trop fréquent, les punaises expriment leurs gènes, deviennent résistantes et les générations suivantes font de même. En outre, ces produits sont des neurotoxiques, néfastes pour l’homme. « Ils agissent sur le système nerveux, explique Arezki Izri, entomologiste médical et parasitologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Certains agissent directement au niveau de la fibre nerveuse, en bloquant le passage de l’influx nerveux, d’autres agissent au niveau des synapses, c’est-à-dire sur la liaison entre deux neurones, pour bloquer le passage de l’influx. Ils font également des ravages sur l’environnement. Et de toute façon, ça ne marche plus contre les punaises de lit. »
Les spécialistes recommandent donc de privilégier la lutte mécanique : passer l’aspirateur et un appareil à vapeur sur les meubles, dans les recoins où les punaises peuvent se cacher, laver les textiles à 60 °C ou les congeler à -20 °C pendant 72 heures… Le rapport du Cnev détaille les étapes de la lutte.
Deux tentes chauffantes à Marseille
La ville de Marseille est une ville pionnière en matière de lutte contre les punaises de lit. Depuis plusieurs années, des immeubles, des écoles et même des hôpitaux sont infestés de ces insectes hématophages. La municipalité a donc choisi de prendre les choses en main, et d’investir dans deux tentes chauffantes. La première est installée au Samu social, la seconde est itinérante. Les familles touchées par les punaises peuvent installer leur mobilier et leurs textiles sous ces tentes, qui atteignent une température de 56 °C, température à laquelle les punaises, adultes comme larves, ne peuvent pas survivre. En une heure, toutes les affaires personnelles sont désinfestées.

La municipalité travaille également en collaboration avec Jean-Michel Bérenger, entomologiste médical à la faculté de Marseille. Il est prévu d’organiser des ateliers de formation (à petit prix, voire gratuits) de lutte contre les punaises, à destination des familles qui le souhaitent. « On va recréer une chambre, expliquer aux gens où chercher des punaises (sous le lit, au niveau du matelas, etc.), leur montrer ce qu’on peut faire avec un aspirateur ou un nettoie-vapeur, dit Jean-Michel Bérenger. Si le matelas est très abîmé, on va leur montrer comment le protéger, en l’emballant par exemple avec du cellophane. Ce n’est pas en cherchant des moyens très perfectionnés qu’on va réussir à lutter, c’est en apprenant aux gens à se débrouiller par eux-mêmes. » Ces formations devraient débuter au mois de septembre.
La France insoumise (LFI) partage l’avis de l’entomologiste. Le parti politique a lancé au mois de juillet une campagne contre les punaises de lit, pour en faire « un problème de santé publique ». Il va mettre en place des formations du même type à Vitry et à Marseille, « à la rentrée ». LFI réclame au gouvernement un plan d’urgence national de prévention et d’éradication des punaises, une concertation entre l’État, les entreprises et les collectivités sur le financement des interventions ; un encadrement tarifaire des interventions et l’interdiction des produits chimiques. « C’est un sujet qui pourrit la vie de tellement de gens que je pense qu’il est important de s’en occuper politiquement, et pas seulement laisser les gens se débrouiller comme ils peuvent », dit Mathilde Panot, députée LFI du Val-de-Marne.
L’association Droit au logement mène une campagne similaire depuis le mois de juin. Parmi les souhaits : la mise en place par l’État d’un fonds d’indemnisation en faveur des personnes démunies ayant dû jeter leur mobilier. « Si tout ça n’est pas mis en place, les gens ne vont pas bien lutter contre les punaises de lit », dit Marie Huiban, représentante de l’association DAL.