Inventons des « sociétés paysannes véganes »

- © Matthieu Ossona de Mendez / Reporterre
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Durée de lecture : 9 minutes
Animaux Agriculture Culture et idéesSécurité sociale alimentaire, nouvelles relations avec les animaux, convivialité… Les trois auteurs du livre Autonomies animales imaginent un contre-projet : des « sociétés paysannes véganes » partout en France.
Au fil du livre Autonomies animales — Ouvrir des fronts de luttes inter-espèces (Michel Lafon, 2023), les jeunes militants Shams Bougafer, Clara Damiron et Vipulan Puvaneswaran expliquent en quoi lutte écologiste et lutte contre l’exploitation animale sont irrémédiablement liées, et comment cette dernière rejoint celle contre le racisme, le sexisme, le capitalisme… Ils réclament donc une convergence des luttes et l’apparition de « sociétés paysannes véganes » sur tout le territoire.
Reporterre — Pourquoi liez-vous le combat contre l’exploitation animale aux autres luttes : sociale, écologiste, etc. ?
Vipulan Puvaneswaran — La question animale est historiquement très liée à celle du capitalisme. Les premières divisions du travail ont eu lieu dans les abattoirs de porcs à Cincinnati, au milieu du XIXᵉ siècle. C’est là qu’a commencé la rationalisation du travail, l’augmentation des cadences — donc l’augmentation des mises à mort ratées et des blessures des employés. Ford, notamment, s’est inspiré de ce qu’il se passait dans les abattoirs pour ce qu’il a mis en place dans son industrie automobile.
Clara Damiron — Lutter contre l’exploitation animale, c’est aussi lutter contre une machine à exploiter, une machine à produire, une machine industrielle mondialisée. C’est lutter contre des formes d’usines où on délègue le travail de mise à mort, de transport, de logistique, de transformation. Il y a une invisibilisation : on ne voit ni le travail que ça représente, ni les souffrances animales et humaines qu’il y a derrière. Donc les luttes animales sont aussi des luttes de classes.

Shams Bougafer — Notre société est fondée sur la domination et l’exploitation. Il y a généralement une tendance à séparer les types de domination : il y aurait un système patriarcal d’un côté, un système colonial raciste d’un autre, un système spéciste… Ces enjeux sont liés. Au lieu de simplement s’entrecroiser, ils participent à un seul et même mode d’exploitation.
Par exemple, la question animale et la question du racisme sont presque un seul et même sujet. À chaque fois qu’on parle d’« animaux », on en parle comme quelque chose de négatif. Donc animaliser quelqu’un [1], cela revient à le déprécier, ce qui n’arriverait pas sans ce mépris de fond pour les animaux. On ne peut pas aller au bout de la question du racisme sans parler de la question animale.
Pour repenser nos relations avec les animaux, vous voulez que l’on passe de la « domestication » au « compagnonnage ».
Vipulan Puvaneswaran — Le terme de « domestication » recouvre aussi bien la domestication généralisée des animaux dans nos sociétés industrielles que la domestication des rennes en Alaska. Or ces réalités n’ont rien à voir, et on ne prétend pas critiquer de façon néocoloniale ce qu’il se passe dans d’autres sociétés que la nôtre. C’est pour ça qu’on voulait partir d’un autre concept : le « compagnonnage », qui aurait pour base la réciprocité dans la relation entre humains et non-humains.
Certaines choses doivent être abandonnées, comme « l’accaparement des destins » : dans notre modèle agricole, dès qu’un animal naît, on sait à quelle date il va être tué. Le compagnonnage ouvre d’autres possibilités de relations.
Un exemple : la question du travail animal. Pour nous, le travail animal doit être considéré comme une contribution au travail de la communauté humain/non humain, où les non-humains doivent aussi avoir droit à une bonne vie, indépendamment de leur performance de travail.
On ne peut pas établir une sorte de statistique, de chiffres d’heures de travail possible pour un cheval donc ça, c’est à appréhender selon les situations, en faisant une forme d’« enquête » locale. Le compagnonnage suppose qu’on fasse attention à ce qu’indique l’animal, à comment il réagit, pour ajuster en permanence nos pratiques.

Shams Bougafer — Les animaux sont des individus capables de percevoir le monde, de souffrir, d’avoir des émotions. Ce sont des choses qui nous obligent envers eux. Réfléchir à la réciprocité avec eux, c’est se dire qu’il est possible d’avoir avec eux des relations de travail et de participation à la subsistance mais que si c’est leur unique fonction, c’est qu’il manque quelque chose.
Le compagnonnage, ce n’est pas de grands principes généraux, c’est plutôt se demander à quel endroit on a une place pour le travail animal, et à quel endroit on n’en a absolument pas besoin.
Clara Damiron — La réciprocité, c’est tout l’inverse de beaucoup de relations humain/animal aujourd’hui. Même un éleveur paysan qui a un tout petit troupeau et qui connaît le nom de toutes ses vaches, il est probable qu’il doive un jour vendre sa vache pour avoir de l’argent. Il n’y a pas de réciprocité à ce moment-là, seulement un rapport d’exploitation économique — quand bien même le paysan est en galère et exploité également. En fait, la réciprocité, c’est tout ce qui n’existe pas dans une relation capitaliste, où on est pris dans le devoir de vendre un jour soit le produit, soit le petit, soit le corps d’un animal.
Plaidez-vous pour la fin de l’élevage intensif industriel ou pour toute sorte d’élevage ?
Shams Bougafer — C’est une question assez complexe. Déjà, on fait une différence hyper forte entre l’élevage intensif et l’élevage paysan. On défendra toujours des éleveurs paysans par rapport à n’importe quelle industrie, et notre priorité est la fin de l’élevage industriel. Ensuite, si on s’appuie sur une analyse historique de la place de l’élevage en France et dans le monde, on constate qu’il est lié à la marchandisation progressive de l’économie de subsistance paysanne.
Un exemple personnel : j’habite en territoire rural, à un endroit où l’essentiel des terres est dévolu à l’élevage. Il n’y a quasiment plus aucune forme de culture. Or si on veut aller vers une perspective anticapitaliste où les communautés reprendraient la main sur leur subsistance, la place de l’élevage serait forcément de moins en moins forte. Donc on n’a aucune position abolitionniste ou purement morale sur le fait que l’élevage serait « mal », mais on se questionne plutôt sur sa place en tant que système.
« On n’essaie pas d’imaginer des sociétés sans animaux »
Vipulan Puvaneswaran — L’enjeu, ce n’est pas soit l’élevage industriel, soit l’élevage paysan, soit une société sans animaux — ce qu’on peut parfois entendre dans les débats opposant l’élevage paysan à l’antispécisme. On n’essaie pas du tout d’imaginer des sociétés sans animaux.
Je pense même qu’il y a un enjeu très important à imaginer des sociétés sans exploitation animale, mais avec des animaux « compagnons ». Et dans ce cadre-là, les éleveurs ont beaucoup de connaissances et de compétences pour construire les nouvelles formes de relations avec ces animaux compagnons.
Si l’on réduit l’élevage, quel avenir imaginez-vous pour les personnes qui en vivent aujourd’hui ?
Shams Bougafer — Voyez les connaissances, le soin et l’attention que certains éleveurs portent à leurs animaux… Tout cela peut répondre à plein de fonctions. Par exemple, dans certains territoires, il y a un enjeu à continuer à entretenir des milieux ouverts, pour que la forêt ne recouvre pas complètement le milieu, donc le rôle du pâturage est important.
Or accompagner les animaux sur des chemins pastoraux, être en relation avec eux, ce sont des choses que la plupart des éleveurs paysans font déjà. Il n’y aurait pas besoin de repenser complètement l’activité des éleveurs.

La question, c’est plutôt comment, sur nos territoires, on peut travailler à des projets de sécurité sociale alimentaire locale, une sorte de communisme de production où on arrive à cultiver des terres en commun.
Retrouver de l’autonomie et augmenter les relations d’échanges antiéconomiques sur le territoire, c’est déjà une première réponse pour réduire la dépendance à l’argent que génère l’élevage. Cela n’empêcherait pas de continuer à avoir des bergers, des gens qui s’occupent des bêtes. On peut envisager d’autres choses avec elles.
Vous plaidez pour la constitution de « sociétés paysannes véganes ». De quoi s’agit-il ?
Clara Damiron — Ce seraient des sociétés « véganes » au sens où on ferait tout ce qui est possible — en fonction de là où on se trouve, de nos capacités, de notre économie — pour ne pas dépendre de l’élevage, qui reste une forme de domination. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas qui mange quoi, mais plutôt quels moyens on se donne pour produire ce dont on a besoin, en évitant l’exploitation d’autres êtres vivants.
Shams Bougafer — L’une des tares du mouvement animaliste actuel est qu’il ne se préoccupe pas assez de la question de la production alimentaire. Nous pensons qu’il faut au contraire s’engager dans des mouvements de reprises de terre, dans des luttes contre l’accaparement des terres, comme Les Soulèvements de la Terre, Bassines non merci, etc. On parle de sociétés « paysannes » au sens où beaucoup de gens recommenceraient à participer aux efforts de subsistance — contrairement à aujourd’hui où seulement 1,5 % de la population active en France est agricultrice.
« En France, il y a des traditions végétales »
On explique dans le livre que oui, c’est possible de cultiver sans fumier, qu’on peut nourrir un sol autrement… On essaie de s’attaquer à des idées reçues. On rappelle qu’en France, il y a des traditions végétales. Non, nous n’avons pas toujours mangé de la viande, et non, ce n’est pas un progrès que tout le monde en mange tout le temps.
Si on parle de ça, c’est parce qu’il y a une tendance générale à associer le véganisme aux aliments exotiques, aux noix de cajou, à l’avocat, aux produits ultratransformés. L’industrie est très forte pour récupérer ça. Or depuis nos territoires, il y a des façons de s’intéresser au milieu dans lequel on habite pour réinventer des recettes, pour réapprendre à cuisiner.
Clara Damiron — Derrière la question des coutumes, il y a aussi la question de la convivialité, au sens de quelque chose dont tout le monde peut s’emparer, quelque chose qui rassemble, qui réunit. Ce n’est pas quelque chose d’austère, une privation. C’est joyeux.