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EnquêteDéchets nucléaires

La députée Bérangère Abba : un jour contre l’enfouissement des déchets nucléaires, à son pilotage le lendemain

La députée de la Haute-Marne Bérangère Abba, longtemps opposante au projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo, a été nommée en octobre au conseil d’administration de l’Andra, l’agence qui promeut ce projet.

Peut-on critiquer le projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure tout en intégrant l’établissement public qui pilote ses travaux ? Oui, selon Bérangère Abba, une députée de la majorité la République en marche qui vient d’être nommée en octobre au conseil d’administration de l’Andra — l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs.

Avant d’être élue en juin 2017, cette Haute-Marnaise habitant à Chaumont était adhérente du Cedra (la Coordination nationale des collectifs contre l’enfouissement des déchets radioactifs), une association antinucléaire. Elle participait à ses réunions et avait même posé en photo avec une pancarte contre le projet Cigéo [1] Deux ans plus tard, l’eau semble avoir coulé sous les ponts. Jointe par Reporterre, elle dit s’être « détournée de cette forme de militantisme » et préférer désormais « le dialogue » : « La diversité des regards ne fait que nourrir les projets et la hauteur de vues que l’on peut avoir sur eux », déclare-t-elle.

La jeune députée s’apprête à siéger à la même table que les acteurs de la filière nucléaire. À un moment déterminant. Selon le gouvernement, le projet Cigéo à Bure va entrer dans une phase opérationnelle. Début 2020, la demande d’autorisation de création (DAC) sera déposée et le bois Lejuc, qui se situe en aplomb du futur site, risque d’être défriché.

« Cigeo achète les consciences et pervertit les esprits »

Cette nomination est vécue comme une trahison pour les opposants antinucléaires. « Entrer au conseil d’administration de l’Andra au début des travaux en pensant agir de l’intérieur révèle que vous êtes d’une naïveté déconcertante ou que vous vous moquez de nous », invective le Cedra sur Facebook. « Cigéo achète les consciences, on le savait.. mais, en plus, il pervertit les esprits ! » conclut l’association, pour qui cette affaire vient réveiller d’autres histoires plus anciennes.

« Les coups de poignard dans le dos, je ne les compte même plus ! » dit Michel Marie, un militant en lutte depuis plus de 20 ans. « C’est presque une règle mathématique. Quand un politique arrive aux responsabilités, il se renie sur Cigéo, tant le lobby nucléaire est puissant. » En 1999, l’écologiste Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement, avait signé le décret autorisant la construction du laboratoire de l’Andra à Bure. En novembre 2017, Nicolas Hulot déclarait à l’Assemblée nationale que Cigéo était « la moins mauvaise des solutions », juste après avoir posé avec une affiche « Cigéo, je dis non ». Comme Bérangère Abba [voir l’illustration principale de cet article].

La députée se défend néanmoins de toute compromission. « Expliquez-moi ce que j’aurais dû faire ? demande-t-elle à Reporterre. Vous ne préféreriez tout de même pas que je reste tranquillement chez moi, enroulée dans un plaid, à croire que tout est joué, drapée de certitudes ? Non, je bosse, je cherche les infos là où elles sont, et de tous bords, pour éclairer nos choix. » « C’est ma responsabilité, ajoute-t-elle. En tant que parlementaire et élue de la Haute-Marne. » Elle précise ne pas être rémunérée pour ce poste.

Bérangère Abba explique rester « dubitative » par rapport au projet Cigéo : « Je me suis toujours interrogée sur la notion de réversibilité, les coûts et l’éthique de ce mode de gestion », assure-t-elle. Depuis son élection, elle dit essayer, dans les coulisses de l’Assemblée nationale et au sein de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité nucléaire, de relayer les alternatives au stockage en profondeur des déchets radioactifs. « Il faut mettre toutes les options sur la table de manière pragmatique, affirme-t-elle. Je regrette que l’idée d’un stockage en subsurface ait été écartée. »

« L’Andra n’aurait jamais laissé entrer le loup dans la bergerie »

La députée arrivera-t-elle a porter en interne une voix dissonante ? Aura-t-elle une marge de manœuvre pour influencer les travaux de l’Andra ? Plusieurs raisons permettent d’en douter. Sa parole risque d’abord d’être diluée au sein d’un conseil d’administration composé de plus de 23 membres, et dont la majorité appartient à la filière nucléaire. Son président, l’ancien préfet Adolphe Colrat, est un fervent défenseur du projet Cigéo. Dans une courte vidéo diffusée sur le site de l’Andra, il indique vouloir consacrer son mandat à faire plus « de pédagogie » en la faveur du projet d’enfouissement.

De toute manière, les délibérations trimestrielles du conseil d’administration n’ont aucun effet sur les stratégies déployées par l’agence. Comme le rappellent les articles R.542-1 à R.542-19 du Code de l’environnement, cette instance ne fait que régler les affaires courantes de l’établissement. Elle gère son budget et son organisation mais n’a pas d’incidence sur l’avenir des projets.

La députée Haute-Marnaise affirme vouloir « collecter des informations » pour obtenir « le maximum de transparence ». Elle reconnaît, cependant, avoir signé une clause de confidentialité « blindée » et « très carrée », qui risque de la cantonner au silence. L’opacité règne chez les professionnels de l’atome. En 2018, la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité nucléaire s’était déjà heurtée aux clauses « secret défense » qui régissent le secteur. Intégrer l’Andra permettra-t-il de changer la donne ?

Les opposants restent sceptiques. « L’Andra n’aurait jamais laissé entrer le loup dans la bergerie, estime Maurice Michel, adhérent de l’Eodra, l’association des Élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs. Bérangère Abba ne les menace pas. Elle est inoffensive. » L’Andra se félicite d’ailleurs de cette nomination : « La diversité des points de vue est la bienvenue au sein de l’agence », écrit-elle à Reporterre.

Cette situation s’est déjà répétée dans le passé. Dans son livre La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée (Seuil, 2013), la sociologue Sezin Topçu a montré que la filière nucléaire intégrait régulièrement la critique dans ses institutions pour mieux la neutraliser.

Autre aspect étonnant, la députée a été nommée par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, l’Opecst. Une instance phagocytée par le lobby nucléaire où l’on retrouve les principaux promoteurs de Cigéo : les sénateurs Gérard Longuet, Bruno Sido et Pierre de Médieville ainsi que le député Christophe Bouillon, ex-président de l’Andra. Comment expliquer que ces élus aient voté pour Bérangère Abba, qui se dit sceptique vis-à-vis du projet ?

Joint par Reporterre, le sénateur Bruno Sido pense que « la nomination de cette jeune députée contribue à la légitimité démocratique de l’agence » tout en « ne remettant pas en cause la réalisation de Cigéo » .

« L’Andra manquait de relai pour peser sur le gouvernement »

Bérangère Abba donne en effet du poids à l’agence. Sans elle, l’Andra ne serait plus représentée par des élus de la majorité. En juin 2019, Émilie Cariou, députée LREM de la Meuse avait démissionné du conseil d’administration pour « retrouver sa liberté parole » alors qu’elle était rapporteuse pour l’évaluation du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR).



« L’Andra manquait de relai pour peser sur le gouvernement, confie un député de l’Opecst. L’agence a toujours eu des affinités avec des parlementaires socialistes ou de Les Républicains lorsqu’ils étaient au pouvoir. Avec l’arrivée d’En marche, elle a dû reconstituer son répertoire », poursuit le parlementaire. Berangère Abba est, en ce sens, une recrue idéale.

Inconnue il y a quelques mois, Bérangère Abba monte au sein du parti présidentiel et veut incarner le virage écolo du quinquennat. En février dernier, elle a été nommée déléguée nationale à la transition écologique d’En marche et, en juin, elle est devenue secrétaire de l’Assemblée nationale, un poste important, au côté de son président, Richard Ferrand.

« Sa nomination participe à la stratégie de rajeunissement de l’Andra, analyse Laura Hameaux du réseau Sortir du nucléaire. Elle est jeune, souriante, proche du pouvoir. » Et surtout, conciliante. La députée est capable de volte-face. En octobre 2017, elle avait signé avec 53 députés de la République en marche un manifeste pour réclamer l’interdiction du glyphosate « le plus rapidement possible » dans toute l’Union européenne. Un an plus tard, elle refusait d’inscrire son retrait dans la loi malgré la promesse présidentielle.

Même chose pour le Ceta, le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada. La députée n’était pas présente lors du vote. Le matin elle assistait à une rencontre entre Greta Thunberg et les députés français, évènement organisé par le collectif Accélérons la transition, dont elle est membre. L’après-midi elle avait, dit-elle à Reporterre, « un rendez-vous important au même moment. Entre nous, ça tombait bien ».

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