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EnquêteAgriculture

Le « scénario apocalyptique » des élevages industriels, résistants aux bactéries

Un employé d'un élevage de porcs, qui seront exportés en Chine, lave des cages en Argentine, le 4 septembre 2020.

Les élevages sont sous haute surveillance pour freiner le développement de bactéries résistantes aux antibiotiques. Mais les organisations internationales se heurtent à l’explosion du modèle d’élevage industriel.

Vous lisez la deuxième partie de l’enquête « L’élevage industriel, une menace pour la santé humaine ». La première est ici, la troisième ici.



En 2019, la mort de 5 millions de personnes dans le monde aurait été liée à des bactéries résistantes aux antibiotiques. Cette estimation publiée en 2022 dans le journal médical The Lancet rappelle les enjeux de santé publique liés à l’antibiorésistance.

Le danger est connu depuis des années. Dès 2013, un rapport britannique s’alarmait : « Nous devons travailler avec tout le monde pour faire en sorte que le scénario apocalyptique d’une résistance antimicrobienne généralisée ne devienne pas une réalité. » Dans la foulée, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) désignait l’antibiorésistance comme « une pandémie silencieuse ». L’inefficacité des antibiotiques remet en effet en cause des pans entiers des progrès de la médecine : des infections insoignables, mais aussi des opérations risquées à cause des infections postopératoires, des greffes impossibles, etc.

L’insensibilité des bactéries aux antibiotiques est le résultat de l’utilisation massive de ces médicaments chez les humains et les animaux depuis les années 1950. La médecine hospitalière a certes fait sa révolution en instaurant des protocoles permettant de prescrire uniquement à bon escient. Et la médecine de ville est devenue plus parcimonieuse. En revanche, la responsabilité du premier consommateur d’antibiotiques dans le monde, l’élevage industriel, s’aggrave.

« On sait depuis les années 1960 que les bactéries résistantes se transmettent dans les élevages des animaux aux humains », pointe Charlotte Brives, anthropologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et autrice de Face à l’antibiorésistance — Une écologie politique des microbes (2022).

Lire aussi : L’élevage industriel est un réservoir à pandémies humaines

Des études confirment régulièrement la responsabilité des élevages industriels. « En 2020, il a encore été trouvé aux Pays-Bas et au Danemark que des souches de Staphylocoques dorés résistants aux antibiotiques, isolés à l’hôpital, provenaient en fait d’élevages de porc. Des exemples de salmonelles à l’origine d’infections alimentaires et résistantes aux antibiotiques provenant elles aussi d’élevages ont également été documentés », expliquait en 2021 à The Conversation Jean-Yves Madec, directeur scientifique Antibiorésistance de l’Anses [1]

Cette transmission de résistance est d’autant plus critique que 80 % des antibiotiques sont communs en santé humaine et animale. Or, la prise d’un antibiotique exerce une pression de sélection sur les bactéries qui résistent à l’antibiotique concerné. Autrement dit, chaque fois qu’une mutation génétique donne à une bactérie les capacités de contourner l’effet néfaste d’un antibiotique, cette bactérie va survivre et se multiplier, au détriment des bactéries sensibles qui seront éliminées.

La prise d’antibiotiques devrait augmenter de 70 %

Si la responsabilité de l’élevage dans l’antibiorésistance est établie, il n’y a pas de consensus scientifique pour dire dans quelle proportion elle l’est. Les autorités sanitaires réclament toutefois une diminution drastique de l’utilisation des antibiotiques dans les élevages industriels. Parmi ses recommandations publiées en 2019 sur le sujet, l’OMS appelle à un accord international sur la réduction graduelle du niveau d’utilisation des antibiotiques dans l’agriculture.

Un objectif qui se heurte à l’absence de régulation internationale sur les normes d’élevage. Pire, le développement rapide de l’élevage industriel dans le monde produit l’effet inverse. Entre 2010 et 2030, la consommation d’antibiotiques devrait augmenter de près de 70 % dans le monde, selon une étude publiée dans PNAS en 2015.

L’Union européenne, avec l’espoir d’inspirer les normes mondiales en matière sanitaire, s’est engagée dans une baisse de l’utilisation des antibiotiques. En janvier 2022, elle a en particulier interdit toutes les formes de traitements préventifs systématiques d’antibiotiques dans les élevages. Depuis une dizaine d’années, plusieurs États membres ont réduit leur consommation, à l’instar de la France avec une baisse de 45 % en neuf ans, selon la Haute Autorité de la santé. En 2020, il a été vendu en France 451 tonnes d’antibiotiques destinés à la santé animale, un volume passé derrière celui de la santé humaine.

Entre 2010 et 2030, la consommation d’antibiotiques devrait augmenter de près de 70 % dans le monde. Ici, un élevage de vaches dans le Maryland, aux États-Unis. Flickr/CC BY-NC 2.0/Will Parson/Chesapeake Bay Program

De quoi être rassuré ? Pas vraiment. D’abord parce que l’antibiorésistance ne connait pas les frontières, la mobilité et le commerce international d’animaux et de viande contribuant à une diffusion planétaire des bactéries résistantes. Mais aussi parce que les politiques vétérinaires même volontaristes ne font pas leurs preuves. En effet, le suivi de l’antibiorésistance dans les élevages français montre que le phénomène ne s’enraie pas.

En France, dans les élevages bovins, « les taux de bactéries résistantes sont stables ou à la hausse selon les antibiotiques. Les bactéries résistantes sont très fréquentes : jusqu’à 70 % pour certains antibiotiques », selon un rapport de l’Anses de 2022. Pour les bactéries Campylobacter bien connues dans les élevages de volailles et responsables de gastroentérites chez l’humain, la moitié des souches retrouvées en 2021 étaient résistantes à certains antibiotiques, selon le dernier bilan de Santé publique France. Certaines bactéries Campylobacter présentent même une résistance combinée à deux antibiotiques importants en médecine humaine (l’érythromycine et la ciprofloxacine).

Toutes les résistances ne se valent pas : les autorités sanitaires traquent en particulier les résistances aux antibiotiques les plus importants pour la santé publique. L’enjeu est en particulier de réserver certains antibiotiques à l’usage hospitalier, des antibiotiques dits de derniers recours. Ce qui n’est pas la panacée puisque certaines bactéries ont déjà été identifiées comme résistantes à tous les antibiotiques connus.

« L’antibiorésistance est une forme de zoonose »

L’amélioration des connaissances sur les bactéries est peu rassurante. En 2015, un article paru dans The Lancet inquiétait la communauté scientifique en décrivant l’apparition d’une résistance à la Colistine, un antibiotique de dernier recours. Repérée en Chine au cours d’une surveillance de routine d’une souche d’Escherichia coli chez des porcs destinée à l’alimentation humaine, cette résistance d’un nouveau type a la capacité de se transmettre d’une bactérie à l’autre.

Les bactéries ne développent ainsi pas nécessairement une résistance, mais elles peuvent facilement l’obtenir d’une autre bactérie par un transfert de gènes. Si l’antibiorésistance est contagieuse, on comprend que les élevages industriels qui concentrent des milliers d’animaux soient potentiellement des usines à bactéries résistantes.

« La présence de bactéries résistantes dans les élevages est vectrice de la maladie »

L’évolution des bactéries Campylobacter a déjà un caractère épidémique en France. Selon Santé publique France, ces bactéries sont responsables chaque année de 392 000 cas et de près d’un tiers des hospitalisations liées à des infections d’origine alimentaire. Et de nombreuses souches de ces bactéries sont justement résistantes à certains antibiotiques.

« L’antibiorésistance est une forme de zoonose. Elle n’est pas nommée comme telle, car elle n’est pas une maladie, mais c’est bien la présence de bactéries résistantes dans les élevages qui est vectrice de la maladie », indique à Reporterre Nicolas Fortané, sociologue de la santé animale à l’Inrae [2]. Et d’ajouter : « Des connaissances manquent encore pour connaître les modes de transmission de l’élevage à l’homme, en particulier pour montrer la dissémination dans l’environnement des gènes de résistance apparus dans l’élevage. »

En effet, si le contact avec l’animal et l’alimentation sont deux voies de transmission bien identifiées, le passage dans l’environnement à travers l’épandage dans les champs chaque année de 300 millions de tonnes d’effluents d’élevage (fumier, lisier...) reste méconnu. La piste environnementale est une des explications de la persistance de l’antibiorésistance. Un autre élément d’explication est qu’aucune nouvelle famille d’antibiotiques n’a été trouvée depuis longtemps, alors que les résistances aux antibiotiques en circulation depuis des dizaines d’années sont déjà bien installées dans le monde bactérien.

Un désastre annoncé

Alors que la responsabilité de l’élevage se confirme, une partie de la communauté scientifique s’interroge sur l’histoire d’un désastre annoncé. Une publication dans Nature en 2018 estimait que « la première raison de cet échec est que beaucoup de pays ont historiquement favorisé un approvisionnement sûr en viande bon marché au détriment d’une réforme de l’agriculture et de l’usage des antibiotiques ».

L’auteur Claas Kirchhelle de l’université d’Oxford rappelait en substance que le succès de la production animale repose sur les produits pharmaceutiques qui permettent de produire plus de nourriture avec moins d’aliments, de main-d’œuvre et d’espace. Moins d’aliments parce que les antibiotiques sont devenus un complément alimentaire qui favorise la prise de poids des animaux. Et si, depuis 2006, l’Europe interdit d’utiliser les antibiotiques pour favoriser la croissance rapide des animaux, les États-Unis — entre autres — continuent outrageusement cette pratique.

Les antibiotiques sont devenus un complément alimentaire favorisant la prise de poids des animaux. Flickr/CC BY-NC 2.0/Patrik Rastenberger/Nefco

Outre-Atlantique, les élevages consomment deux fois plus d’antibiotiques d’intérêt médical que la santé humaine. La médication massive permet aussi de réduire la main-d’œuvre précédemment consacrée aux soins des animaux, tout comme elle prévient les risques d’épidémies chez des animaux entassés dans des espaces clos. « Sans remise en cause des idéaux de la production industrielle et des protéines bon marché, qui sont toujours à l’origine de l’utilisation des antibiotiques, les réformes actuelles n’auront qu’un succès limité », concluait l’article.

De même, faute de remise en cause du modèle d’élevage industriel, la baisse des antibiotiques en France semble bien avoir atteint un palier. L’Inrae, en 2018, s’interrogeait ainsi sur « comment réduire encore la dépendance aux antibiotiques sans nuire à la productivité ». Dans des élevages qui rassemblent plusieurs milliers d’individus, la maladie n’est détectée qu’une fois installée, ce qui nécessite alors de traiter tout le troupeau. La détection est d’autant plus difficile dans un système où la mortalité animale est élevée : le taux de pertes admis est entre 10 et 20 % dans les filières volailles ou porcines.

Plusieurs pratiques d’élevages contribuent aussi à avoir des individus immunodéprimés. Le stress constant des animaux affaiblit en particulier leurs défenses immunitaires. Parmi les pratiques pointées du doigt au sein même de l’Inrae, le sevrage violent des veaux ou des porcelets, qui intervient tôt et de manière brutale. Ou le transfert par camion des poussins vers le centre d’élevage, immédiatement après l’éclosion. Autre exemple de pathologie structurelle qui nécessite une prise d’antibiotiques, les mammites — ces inflammations de mamelles — qui concernent 40 % des vaches laitières.

Les tenants du modèle industriel avancent des solutions peu convaincantes pour réduire l’emploi d’antibiotiques dans les élevages. L’intelligence artificielle est en particulier mise en avant pour détecter dans les élevages les animaux malades, grâce à une détection précoce — à grand renfort de capteurs et de caméras — qui permettrait de soigner l’animal malade sans attendre la contamination du troupeau. Ou la vaccination (voir la suite de notre enquête). Des pistes qui semblent maigres face à la hauteur des enjeux et qui montrent que la réforme de l’élevage reste l’angle mort des réformes agricoles.

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