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EnquêteAgriculture

Pandémies : la responsabilité de l’élevage intensif passée sous silence

La Pologne (ici un élevage de poulets à Kondrajec Pański, en 2019) est le premier producteur et exportateur de poulets d'Europe.

Alors que le Covid-19 a popularisé l’idée que santés animale et humaine sont liées, la responsabilité de l’élevage intensif dans les pandémies reste en marge du débat. En France, paradoxalement, les crises à répétition confortent ce modèle.

• Vous lisez la troisième partie de l’enquête « L’élevage industriel, une menace pour la santé humaine ». La première est ici, la deuxième ici.



La santé humaine dépend de celle du reste du vivant. Une idée simple théorisée sous le nom d’approche « One Health » (« une seule santé »), qui s’est imposée depuis la pandémie de Covid-19. « La pandémie a mis en évidence les liens étroits entre la santé des humains, des animaux et de la planète », déclarait ainsi Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en décembre 2020. Et d’ajouter : « Il y aura d’autres pandémies. Tous les efforts visant à améliorer la santé humaine sont voués à l’échec s’ils ne tiennent pas compte de l’interface critique entre l’homme et l’animal et la menace existentielle du changement climatique. »

En nommant début 2021 un vétérinaire au Conseil scientifique Covid-19, la France validait aussi le tournant One Health. Un discours apparemment consensuel, proposant une vision globale des questions de santé. Mais dont les conséquences ne sont pas toujours tirées. En particulier concernant l’élevage.

Alors que l’OMS s’inquiète des risques pour la santé humaine de la grippe aviaire H5N1, en France, sa gestion reste une affaire de vétérinaires. « Le lien entre élevage et santé publique émerge difficilement en France, alors qu’en Asie il est présent depuis les années 2000, en lien avec la surveillance de la grippe et à la suite de l’épidémie de Sars », indique Jean-Paul Gaudillière, historien et directeur de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).

Et One Health fait peu bouger les choses, puisque la représentation du monde animal porteur de danger pathologique renvoie plus souvent à la faune sauvage qu’aux élevages. La destruction des milieux naturels a contribué à l’apparition de nouveaux virus, comme Ebola et Zika. Mais la focalisation sur la perte de biodiversité, liée notamment à la forte implication des grosses ONG environnementalistes et l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) dans l’approche One Health ces dernières années, marginalise le rôle épidémiologique du bétail, pourtant bien établi.

« Ces crises auraient dû permettre de repenser l’élevage »

Cette situation convient aux tenants de l’élevage industriel. Elle permet de restreindre la gestion des risques pandémiques à des solutions biosécuritaires dans les élevages : isolement sanitaire des élevages à grand renfort de barrières, équipements de protection, désinfectants et traitements préventifs, qui sont censés suffire à éviter les échanges de virus et de bactéries entre les animaux élevés et l’extérieur.

« Ces crises auraient dû permettre de repenser l’élevage. Il n’en est rien. Elles accélèrent au contraire la concentration de la production industrielle de viande, dit Serge Morand, écologue de la santé au CNRS. Seuls les plus gros élevages survivent et deviennent encore plus gros, parce qu’ils peuvent se permettre des investissements massifs dans la biosécurité, présentée comme le seul et unique antidote d’évitement de nouvelles crises. »

Lire aussi : L’élevage industriel est un réservoir à pandémies humaines

Mais, on l’a vu au début de cette enquête, malgré des mesures de précaution de plus en plus nombreuses, les épizooties (épidémies animales) et les zoonoses (épidémies transmises des animaux aux humains) se multiplient à mesure que les cheptels grossissent.

Pour faire face à l’épidémie de grippe aviaire, la France se tourne vers la vaccination massive des élevages. Sur les conseils de l’Anses [1], différentes stratégies sont à l’étude pour choisir quels élevages vacciner en priorité pour sauver la filière de volailles. La réussite de la vaccination nécessiterait de disposer de suffisamment de doses, de bras et de financements pour vacciner en masse. Des conditions compliquées à réunir. Mais cela suppose aussi de disposer d’un vaccin efficace. Face à la vitesse de mutation des virus dans les grands élevages, rien n’est moins sûr.

La réussite de la vaccination dépend de conditions compliquées à réunir. Ici, un élevage de poulets dans le Pas-de-Calais en 2021. L214 - Éthique & Animaux/CC BY 3.0

À la longue, « c’est une course à l’armement avec le virus perdue d’avance », explique Benjamin Roche, directeur de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), également directeur du programme international de Prezode [2]. « Un exemple emblématique est la maladie de Marek : tous les poulets sont vaccinés depuis les années 1950 et le virus circule toujours. » Si biosécurité et vaccination répondent à la nécessité de contrôler les risques que font peser les élevages industriels sur la santé humaine, tout laisse penser qu’elles ne seront pas à la hauteur.

La menace du bétail des États-Unis

Les prochaines pandémies pourraient bien venir des industries animales étasuniennes, indiquait en août dernier un rapport de la Harvard Law School et l’université de New York. En 2022, les États-Unis ont transformé plus de dix milliards d’animaux d’élevage (poulets, porcs, bovins, animaux à fourrure, etc.), le plus grand nombre jamais enregistré. Et pourtant, le département de l’Agriculture des États-Unis (USDA) ne réglemente pas la production de bétail. Dans les abattoirs, les inspections sont superficielles, chaque inspecteur étant chargé d’examiner plus de 600 animaux par heure à la recherche de signes de maladie, selon le rapport. Les États-Unis ont également enregistré plus d’infections humaines par la « grippe porcine » que tout autre pays depuis 2011.

Et le rapport de lister également des critiques qu’on avait surtout entendues pour les pays du Sud : l’importation par millions d’animaux exotiques, la présence d’une multitude de « marchés humides » (quatre-vingt-quatre rien qu’à New York !) ou encore les risques de contamination liée au gibier chassé. Cette alerte étasunienne prend le contrepied de ceux qui voient la menace pandémique venir nécessairement des petits élevages non sécurisés, dans les pays du Sud notamment.

« Une sélection basée sur des critères de productivité plutôt que de résistance aux maladies »

Serge Morand, écologue de la santé au CNRS, aboutit même à une conclusion inverse avec ses recherches en Asie : « On a cherché des virus influenza dans des petits élevages de porcs au Vietnam, virus qu’on savait présents dans la région, et on n’a trouvé que des traces d’exposition aux virus sans mortalité. L’explication — qui a fait l’objet d’une thèse — serait que les races locales ou hybrides présentent une forte diversité entre les individus au sein d’une même espèce ! Une diversité qui est une barrière au développement du virus. »

Des résultats qui, selon le chercheur, « montrent que la diversification génétique est une vraie stratégie, à l’inverse de la biosécurité qui pousse vers plus d’homogénéité des élevages ». Le chercheur raconte aussi comment les canards d’une race basque (Kriaxera) ont permis à des élevages d’éviter l’hécatombe dans cette région au moment d’une épidémie de grippe aviaire en 2017.

« La diversification génétique est une vraie stratégie », selon l’écologue Serge Morand. Ici, un élevage de porcs en France, pour la marque Herta. L214 - Éthique & Animaux/CC BY 3.0

Puisque One Health propose une approche globale de la santé, regardons justement des expériences au-delà de nos frontières. « Avec le programme Prezode qui couvre de nombreux pays du Sud, la prévention des zoonoses dans les élevages se fait notamment en réduisant la concentration des animaux et en variant les races, explique Benjamin Roche, de l’IRD. Au Mexique par exemple, des ranchs diminuent leur nombre de bêtes et introduisent différentes races. Avec de bons résultats, puisque la baisse de la production liée à la désintensification est compensée par la réduction des pertes d’animaux malades. »

Un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 2016 pointait déjà ce problème d’homogénéité génétique : « Le bétail sert souvent de pont épidémiologique entre les infections de la faune sauvage et de l’homme. C’est en particulier le cas des animaux d’élevage intensif, qui sont souvent génétiquement similaires au sein d’un même troupeau et manquent donc de la diversité génétique qui assure la résilience : tel est le résultat malheureux d’une sélection basée sur des critères de productivité plutôt que de résistance aux maladies. »

Une « stratégie du doute »

Une autre ouverture de l’approche scientifique One Health est de décloisonner les disciplines. Dans la réalité, les apports des sciences humaines et sociales peinent à se frayer un chemin. Ces disciplines reposent sur l’observation directe de pratiques d’élevages dont l’accès est rendu difficile par les industriels. Cette opacité — connue en France — est aussi pointée dans le rapport étasunien de la Harvard Law School comme un facteur de risques. Et ces savoirs restent marginalisés.

L’anthropologue Frédéric Keck, directeur de recherche au CNRS, pointe, dans un article de 2022, l’importance d’« intégrer les observations des sciences sociales sur la dimension politique de la gestion de crise zoonotique » : « L’Europe tient une place centrale dans les mouvements globaux d’animaux sauvages ou domestiques entre l’Asie et l’Europe. Elle peut jouer un rôle exemplaire dans la réflexion sur les crises zoonotiques en intégrant dans sa régulation des risques la dimension sociale et culturelle des relations entre humains et animaux. Les pratiques en jeu ne sont pas des traditions dépassées par la modernité mais des ressources de diversité pour faire face aux défis écologiques à venir. »

Lire aussi : Le « scénario apocalyptique » des élevages industriels, résistants aux bactéries

Autre travail inspirant, celui de l’anthropologue Charlotte Brives, chercheuse au CNRS, qui défend de « vivre avec les microbes plutôt que de vivre malgré eux ». En s’appuyant sur les échecs de plus en plus fréquents des antibiotiques et les impasses d’un modèle d’élevage industriel qui ne peut se passer de ces molécules, l’anthropologue interroge les relations des humains aux virus et aux bactéries et prône une recherche sur les phages comme une solution alternative aux antibiotiques.

La phagothérapie consiste à utiliser les phages, qui sont des virus qui n’infectent que les bactéries. Les premiers usages thérapeutiques des phages remontent aux années 1920, mais les recherches sont tombées en désuétude après la découverte des antibiotiques. « Les recherches sur les phages restent marginales, mais elles sont de plus en plus prometteuses en santé humaine et animale. C’est un domaine de recherche en santé qui est encore peu, voire pas, investi par les laboratoires pharmaceutiques, ce qui permet de penser des modèles alternatifs de développement des médicaments qui ne reposeraient pas uniquement sur la quête de profit », souligne la chercheuse, dont le travail fait écho à toutes les découvertes sur l’importance de la vie microbienne dans la santé humaine.

Pour l’heure, les connaissances pointant les impasses du modèle d’élevage industriel face aux risques pandémiques sont cantonnées en marge du débat sanitaire français. Et la responsabilité de l’élevage est minimisée. « Les défenseurs du modèle d’élevage industriel utilisent la difficulté à établir un lien de causalité directe entre un virus virulent et un élevage industriel pour produire une “stratégie du doute”, à l’instar d’autres stratégies connues et mises en place par les lobbies, comme sur les pesticides par exemple », observe Nicolas Fortané, sociologue à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).

Ce déni du secteur ne peut servir de boussole aux politiques publiques. La proposition de One Health d’articuler santé humaine, santé animale et état de la planète devrait mettre l’élevage industriel au pied du mur. Une réforme de ce modèle s’impose.

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