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Nature

Lynx, vautours... La délicate réintroduction des animaux sauvages

Chevaux de Przewalski sur le causse Méjean en Lozère, en 2007.

La faune sauvage déserte parfois tout un territoire. Des politiques de réintroduction sont menées pour faire revenir gypaètes barbus ou chevaux de Przewalski : des « outils de la dernière chance ». [1/6]

Des guépards de retour en Inde soixante-dix ans après leur extinction, des loups chassant élans et coyotes dans le parc national de Yellowstone, des crocodiles du désert se baignant dans les rivières marocaines ou encore des bouquetins ibériques crapahutant de rocher en rocher dans une vallée reculée des Pyrénées. Dès la fin du XIXᵉ siècle, les humains ont entrepris un drôle de jeu d’échecs, appelé la réintroduction. Le principe : déplacer des individus d’une espèce dans un territoire qu’elle arpentait autrefois, mais d’où elle a été éliminée (par les humains, bien souvent).

Cette stratégie de recolonisation assistée offre l’espoir d’un second souffle à une faune sauvage dévastée. En moins de cinquante ans, les populations de vertébrés (poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles) ont chuté de 69 %. Plus de 41 000 espèces sont menacées de disparition dans le monde, d’après la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). En France, la situation n’est guère plus réjouissante.

Inventaire des tentatives de translocation en Europe, réalisé par une équipe de chercheurs français.

« Des espèces, dont plus aucun spécimen n’existait à l’état sauvage, ont été sauvées par des programmes de réintroduction, raconte à Reporterre Charles Thévenin [1], chercheur au Muséum national d’histoire naturelle. N’oublions pas qu’il s’agit de l’outil de la dernière chance. » Panser les plaies ayant causé l’extinction est la condition préalable et incontournable à toute tentative de translocation. « Parfois, restaurer le milieu, recréer une connectivité des territoires et s’assurer de la bonne sensibilisation des populations locales suffisent à voir réapparaître naturellement des animaux disparus », poursuit-il en citant le cas du loup revenu en France d’Italie.

Du zoo à la nature

Si les protagonistes à poils et à plumes de ces programmes de réintroduction peuvent être directement capturés sur un territoire qu’ils habitent encore, les naturalistes doivent parfois passer par les zoos. « Attention ! On ne prend pas un chimpanzé dans une cage pour le relâcher immédiatement dans la nature », s’amuse au téléphone Michel Saint-Jalme. Le jeune sexagénaire est à la tête d’un des 170 zoos d’Europe collaborant pour gérer les populations captives destinées aux programmes de réintroduction. « Il faut plusieurs générations avant de les libérer. Ces animaux sont habitués au contact permanent de l’Homme, ils sont incapables de se nourrir seuls ou de se protéger des prédateurs. »

L’oryx d’Arabie est sans nul doute l’emblème de ces sauvetages inespérés. Quelques années avant la mort du dernier spécimen dans le désert de la péninsule en 1972, une petite population de cet ongulé asiatique avait été collectée par un zoo américain. Même chose pour le cheval de Przewalski, conservé par le parc zoologique de Prague au lendemain de la deuxième guerre mondiale, et qui s’épanouit désormais sur le causse Méjean, en Lozère, en attendant de retourner paître dans ses plaines mongoles natales.

Le bouquetin des Pyrénées a été réintroduit dans le Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises. Quelque 180 spécimens y gambaderaient aujourd’hui. © Julien Canet / Reporterre

Entre la case zoo et la nature, ces animaux passent par des enclos de pré-lâchers. Une phase d’adaptation pouvant durer plusieurs années. « Pour l’outarde houbara, continue Michel Saint-Jalme, mes collègues et moi avons dû se questionner sans cesse sur l’âge idéal des lâchers, la méthode, la manière d’éviter les prédateurs et même la nourriture à leur donner pour réadapter leurs tubes digestifs aux aliments qu’elles trouveraient à l’extérieur. »

Le gypaète barbu, un équarrisseur écolo

De toute évidence, l’objectif principal de tels projets consiste à améliorer le statut de conservation d’une espèce dont le déclin inquiète. Toutefois, là n’est pas leur seul dessein : « Qui dit retour d’une espèce dit retour des équilibres écologiques », explique Charles Thévenin. Les prédateurs régulent, les élans faucardent [2] et les castors expriment tous leurs talents d’ingénieur pour réparer les zones humides. « La réintroduction, c’est donc aussi et surtout la restauration de fonctions perdues dans l’écosystème. »

Depuis 2012, un étrange rapace aux yeux rouges et au plumage orangé se réapproprie le ciel des Cévennes et des Grands causses. « Chaque année, au printemps, on dépose de jeunes gypaètes barbus dans des cavités rupestres, témoigne Noémie Ziletti, chargée d’études à la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Pendant un mois, on les surveille du lever au coucher du soleil jusqu’à ce qu’ils prennent leur envol. » Les ornithologues espèrent ainsi créer un corridor aérien [3], aujourd’hui inexistant, entre la population des Alpes et celle des Pyrénées. Ce n’est pas leur seul espoir.

« Ces oiseaux jouent un rôle primordial dans l’élimination naturelle des cadavres, détaille la passionnée. Le vautour fauve consomme les chairs molles. Le vautour moine, les tendons et les cartilages. Le percnoptère grappille les restes et le gypaète barbu, en bon dernier, mange les os. » Une alternative écologique aux équarrisseurs industriels dont les trajets en camion et l’élimination des charognes, brûlées dans de grandes centrales, polluent bien davantage.

La réintroduction de vingt grands mammifères (dont le lynx, ici dans le Doubs) permettrait de régénérer la biodiversité sur pas moins d’un quart du globe. © Patrice Raydelet

En janvier 2022, des chercheurs rattachés à l’Organisation des Nations unies (ONU) ont établi que la réintroduction de vingt grands mammifères terrestres permettrait de régénérer la biodiversité sur pas moins d’un quart du globe. L’action de ces sept prédateurs et treize herbivores sur la chaîne alimentaire est telle que leur retour rééquilibrerait tout le cycle de la biodiversité. Parmi la liste des lauréats, figurent en Europe le bison, le castor, le renne, le lynx et le loup. Réintroduit aux États-Unis dans les années 1990, le canidé a par exemple poussé les herbivores à se déplacer sans arrêt, ce qui a offert une seconde vie aux rivières et aux prairies et par ricochet, aux castors et aux poissons.

Seulement, ce retour du sauvage peine parfois à être compris et accepté. Patrice Raydelet en sait quelque chose. Fondateur du pôle Grands prédateurs, il a passé sa vie à sauver celle d’un malaimé. Entre 1983 et 1993, vingt-et-un lynx boréals des Carpates ont été relâchés dans les Vosges… avant de disparaître mystérieusement un à un [4]. « Les chasseurs ne supportaient pas qu’un prédateur vienne taper des brocards, se désole le spécialiste. Dès l’instant où un nouvel arrivant pénétrait sur leur terrain de jeu, ils le dézinguaient impunément. Ça a été une catastrophe. » Van Gogh, un mâle à l’oreille coupée faisant figure de dernier des Mohicans, est mort en 2014.

« Les prédateurs sont les piliers des écosystèmes »

« Depuis trente ans, je le répète, s’agace Patrice Raydelet. Les prédateurs sont les piliers des écosystèmes. Cette notion fondamentale est ignorée et bafouée au profit de corporations qui ont des intérêts particuliers à faire intégrer dans la tête de la population de fausses idées. »

Noémie Ziletti est, elle aussi, confrontée aux contrevérités mortifères. En octobre 2020, le signal GPS immobile d’un jeune gypaète relâché au printemps l’a tout de suite alertée. En arrivant, elle l’a découvert mort, criblé de plomb. Et la liste s’allonge chaque année. « Le bruit court que les vautours s’attaquent au bétail vivant. C’est une rumeur totalement infondée qui nous montre à quel point le travail de sensibilisation est primordial. » À force de dialogue, quelque 150 placettes d’équarrissage naturel (sur lesquelles les éleveurs peuvent déposer des cadavres destinés à l’incinération) ont toutefois été installées dans les Grands causses. Une preuve que les partenariats entre humains et animaux sont encore possibles.

Un gypaète barbu, qui dispute au vautour moine le titre de plus grand vautour de la faune européenne. © Julien Canet

Le retour de la marmotte d’Alsace

Pour Coralie Mounet, géographe en politiques du vivant au CNRS, ces difficiles cohabitations résultent de la façon dont sont construits les programmes de réintroduction : « Ils relèvent quasiment tous de l’échelon national, voire international. Les décisions viennent d’en haut, sans concertation avec le bas. » Sortir du seul silo de la protection de la biodiversité, en incluant les locaux et tous les enjeux transversaux, permettrait selon elle une meilleure acceptation sociale.

L’histoire du hamster géant en est l’illustration parfaite. Cet imposant rongeur sauvage, aussi appelé marmotte d’Alsace, était autrefois classé nuisible. Présent dans 329 communes du pourtour strasbourgeois en 1972, l’animal frôle aujourd’hui l’extinction. La raison ? Le braconnage, mais également la conversion à la monoculture de maïs, survenue au tournant des années 1990. « Cet obstacle à une alimentation variée entraînait des carences en vitamine B3 et poussait les mères à un comportement cannibale, explique Caroline Habold, directrice de recherche au CNRS. Dès qu’elles mettaient bas, plus de 90 % d’entre elles mangeaient leurs petits. » Ajoutez à cela le manque d’isolation l’hiver, faute de couvert neigeux, et perpétuer l’espèce devenait impossible.

Le programme de réintroduction a débuté il y a une dizaine d’années ; en 2022, 500 rongeurs ont été réinstallés. Au-delà de cette translocation, de nouvelles pratiques agricoles ont émergé en coopération avec les acteurs locaux : association de céréales, maintien de bandes herbeuses. Si les rendements sont moindres qu’auparavant, des mesures incitatives de compensation ont vu le jour. Ces démarches suffiront-elles à sauver l’espèce ? Difficile de s’avancer, mais la restauration de son habitat a déjà séduit d’autres espèces, comme l’alouette des champs, le lièvre et la perdrix, de retour depuis peu dans les plaines alsaciennes.



Série : stopper l’effondrement du vivant Le sommet mondial pour la biodiversité — la COP15 — se tient à Montréal du 7 au 19 décembre. Objectif : freiner l’extinction de masse des êtres vivants. Toute cette semaine, Reporterre examine les solutions déjà existantes pour enrayer le déclin. Demain, nous vous parlerons des réserves marines qui fonctionnent, abonnez-vous à notre lettre d’info pour ne pas le rater !

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