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EnquêteNature

Montagne et écologistes, une histoire d’amour qui dure

La montagne, territoire abrupt et austère, a nourri l'intuition des penseurs de la nature.

Terre de résistance au fil des siècles, la montagne est aussi le lieu originel d’émergence des pensées écologiques et anticapitalistes actuelles. [5/6]

[Série 5/6] Alors que la neige manque, quel avenir pour le ski ? Réchauffement climatique, stations abandonnées ou en reconversion, nouvelles activités... Dans cette série, Reporterre fait le tour d’horizon des défis que doit relever la montagne.



« Je voulais à tout prix m’échapper pour retrouver dans la solitude ma force et le calme de mon esprit. Sans trop savoir où me conduisaient mes pas, j’étais sorti de la ville bruyante et je me dirigeais vers les grandes montagnes, dont je voyais le profil denteler le bout de l’horizon. » En 1872, rongé par l’échec de la Commune de Paris, de longues années d’exil et un passage en prison, le géographe libertaire Élisée Reclus s’est réfugié en Suisse. C’est au creux de ces vallées, face aux barres rocheuses et aux massifs enneigés qu’il a élaboré ses premières réflexions écologiques, dont le monument Histoire d’une montagne.

« J’aimais la montagne pour elle-même, décrit l’anarchiste dans son livre. J’aimais sa face calme et superbe éclairée par le soleil quand nous étions déjà dans l’ombre ; j’aimais ses fortes épaules chargées de glaces aux reflets d’azur, ses flancs où les pâturages alternent avec les forêts et les éboulis, ses racines puissantes s’étalant au loin comme celles d’un arbre immense ; j’aimais tout de la montagne, jusqu’à la mousse jaune ou verte qui croît sur le rocher, jusqu’à la pierre qui brille au milieu du gazon. »

Depuis l’émergence des idées écologiques, un lien charnel unit ses penseurs à ce milieu. Un amour, pétri d’admiration et de crainte. La montagne est un lieu d’attachement, elle donne à voir la beauté du monde, une nature sauvage, indomptée et puissante. Son immensité invite à l’humilité. Elle nous fait réatterrir. « Nous vivons comme des pucerons sur l’épiderme d’un éléphant », disait le géographe libertaire.

« Penser comme une montagne »

C’est en arpentant la montagne, donc, hors des sentiers battus et au grand air, que les écologistes ont réinterrogé les fondements de l’époque moderne. Ce territoire abrupt et austère a nourri leur intuition philosophique. En l’observant, ils ont compris que la Terre était vivante. Qu’elle travaillait de manière souterraine, comme une force tellurique, voire « un monstre cosmique », selon l’écrivain Jean Giono dans les années 1930. Car là-haut, tout vit et palpite. La pluie, le vent et l’orage sculptent à l’infini sa surface. Les terres que l’on croyait silencieuses exultent. Elles parlent un langage minéral, dans le murmure des torrents et le fracas des avalanches.

C’est en arpentant la montagne que les écologistes ont réinterrogé les fondements de l’époque moderne. © Pxhere / CC0

Que disent ces paroles sur nos existences et notre rapport au monde ? Comment apprendre à les écouter, s’y relier ? Dès les années 1940, le forestier étasunien Aldo Léopold nous enjoignait à « penser comme une montagne ». C’est-à-dire à nous décaler intérieurement, à adopter d’autres points de vue, plus en prise avec les éléments. Dans un texte devenu célèbre, Aldo Léopold revenait sur la politique d’extermination des loups alors à l’œuvre. Leur disparition avait entraîné la prolifération des cervidés, qui avaient ensuite ravagé les écosystèmes et appauvri les sols, au grand dam des éleveurs.

« La montagne sait », écrivait l’écologue. Elle connaît ses besoins, cherche l’équilibre, la stabilité et la beauté de « la communauté biotique ». « Le vacher qui débarrasse son champ des loups ne comprend pas qu’il doit reprendre leur tâche : limiter son troupeau pour protéger son pré. Il n’a pas appris à penser comme une montagne. Voilà pourquoi nous avons des tempêtes de poussière et des fleuves qui emportent l’avenir vers la mer ».

Vivre connecté au vivant

De fait, les massifs rocheux, les glaciers et les rivières ne font pas seulement partie de notre « environnement naturel ». Ce sont les acteurs à part entière d’un monde commun avec qui nous devons dialoguer. Cette réalité sensible, plusieurs écologistes l’ont saisie en montagne justement. Le penseur du vivant et scientifique japonais Kinji Imanishi était par exemple un alpiniste chevronné. Il a gravi plus de 1 500 sommets au Japon et en Himalaya. C’est sur ces grandes voies qu’il a formé sa théorie, tandis que ses contemporains s’enfermaient dans des laboratoires pour voir le monde à travers un microscope.

C’est le cas aussi du Norvégien Arne Næss, père fondateur de l’écologie profonde. Féru d’escalade dès ses 13 ans, c’est en 1937, à 25 ans, qu’il débuta la construction d’un refuge sur le haut plateau montagneux d’Hallingskarvet, à 2 000 mètres d’altitude, entre Oslo et Bergen. « Puisque la montagne est vivante, j’ai pensé que la meilleure chose à faire, ce serait de vivre sur la montagne elle-même », écrivait-il.

« Nous sommes dans la montagne,
et la montagne est en nous »

Il a passé plus de douze ans dans cette cabane de bois et de pierres. Muni seulement d’un réchaud, de quelques bougies, de livres et d’un magnétophone pour écouter de la musique, l’intellectuel a puisé dans le dehors l’essence même de sa philosophie. Et a expérimenté ce que l’on appelle en Norvège la « friluftsliv », « la vie en plein air » en français. « Plus nous nous sentons petits auprès de montagnes, plus nous avons de chance de participer à leur grandeur », disait le philosophe. Arne Næss appelle « le grand soi » cette expérience de fusion avec le reste du vivant.

Il en va de même pour le vagabond et poète étasunien John Muir. « Nous sommes dans la montagne, et la montagne est en nous, dans chacun de nos nerfs, pénétrant par chacun de nos pores et alors, notre corps devient transparent comme du verre à la beauté qui l’environne », raconte-t-il, alors en voyage dans la Sierra Nevada en 1869, dans une phrase lumineuse.

Une source de liberté

Au-delà de l’inspiration, les montagnes sont aussi source de liberté pour les philosophes de la nature. Une ligne de fuite qui pousse à la désertion et qui ravive les braises de la rébellion. De 1935 à 1939, l’écrivain Jean Giono tenta de créer sur la montagne de Lure, située dans le Contadour (Haute-Provence), une communauté utopique aux accents anarchistes et pacifistes. « Il s’agit de rester proche de la terre, affirmait-il. Sans l’asservir. Vivre avec elle. Partager les richesses qu’elle donne. Se contenter de peu. Ne pas piller les sols. Voir loin. »

En Nouvelle-Zélande, la tribu des Maoris a réussi à transformer le statut légal du mont Taranaki en « sujet de droit ». © Flickr/CC BY-SA 2.0/Gérard

Bernard Charbonneau, pionnier de l’écologie politique en France, s’est lui aussi échappé d’une vie rangée d’universitaire pour embrasser les montagnes. Il s’est installé à Pau, dans le Béarn, pour y trouver refuge, tirant de cette existence des élans lyriques : « Ceux qui connaissent la beauté de l’arbre, la fraîcheur de la source comprendront que la révolution pour la liberté des vallées a plus de grandeur que la révolution pour le bleu, le blanc et le rouge. »

La montagne est ainsi devenue un lieu d’expérimentations sociales, inspirant les pensées écologiques et anticapitalistes actuelles. Dans son livre Zomia (Seuil, 2013), l’anthropologue étasunien James C. Scott estime qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre altitude et degré de civilisation, altitude et soumission politique. « La montagne nous apprend l’art d’être ingouvernable ».

Pour lui, les zones montagneuses ont su échapper à l’uniformisation totale des modes de vie. Selon le magazine Nunatak — une revue d’histoires, de cultures et luttes de montagne — il faut, au-delà de la géographie, en considérer le sens métaphorique : « Il y a de la montagne dans tous ces petits espaces où subsistent et où s’inventent des façons d’exister qui tentent de contredire le froid social triomphant. »

Une zad au milieu des Alpes

Source de liberté, lieu d’expérimentations sociales... la montagne est, enfin, une terre de résistance. Celle-ci fut à travers les âges le théâtre de luttes écologistes fortes. Les barres rocheuses et ses habitants ont souvent fait obstacle au capitalisme, système rêvant d’une terre plate et sans relief pour accroître son emprise marchande.

Dans Être forêts (La Découverte, 2017), le philosophe Jean-Baptiste Vidalou raconte ainsi la résistance épique des « Demoiselles » dans les Pyrénées. Ces hordes de paysans ariégeois, déguisés en femmes, ont lutté tout au long du XIXe siècle contre la réduction de leur droit d’usage et la privatisation des forêts de montagne au bénéfice des seuls charbonniers et de l’industrie naissante. Ils descendaient de la montagne le visage barbouillé de suie afin d’être méconnaissables, et s’attaquaient aux grands propriétaires en incendiant leurs châteaux.

Dans les années 1970 à Cervières, au milieu des Alpes, des bergers se sont opposé à l’installation de luxueuses stations de ski et au tourisme de masse. Et au début des années 1990, est née dans la vallée d’Aspe la première zone à défendre (zad) de France contre la construction du tunnel du Somport.

Des habitants de La Clusaz ont monté une zad l’automne dernier pour s’opposer à l’accaparement de l’eau par l’industrie du ski. © Geoffrey Bire

À la tête du mouvement : un ancien guide de haute montagne, Éric Petetin, surnommé l’Indien avec sa plume dans les cheveux. Il a multiplié les manifestations et les actions visant à détruire des engins de construction. L’activiste a écopé de quatorze mois de prison ferme, avant d’être gracié en 1993 par le président de la République, François Mitterrand.

« La montagne s’effondre »

Aujourd’hui encore, la montagne est traversée par des batailles majeures. La carte des luttes de Reporterre en a recensé plus d’une cinquantaine. À Briançon, on aide les exilés à passer la frontière. Au bord de la Roya (Alpes-Maritimes), on tente de reconstruire autrement la vallée dévastée par les inondations. À la Clusaz (Haute-Savoie), on s’oppose à l’accaparement de l’eau par l’industrie du ski. L’écrivain, amoureux des montagnes et alpiniste, Erri De Luca appelle même à saboter le TAV — le projet de tunnel entre Lyon et Turin.

De nouvelles alliances se dessinent, entre la montagne et les écologistes. Des initiatives nous viennent de l’autre bout du monde. En 2017, les Maoris n’ont-ils pas réussi à transformer le statut légal du Mont Taranaki, officiellement déclaré « sujet de droit » quelques mois après le fleuve Whanganui ?

Nous sommes aujourd’hui à un point de bascule. Pierre Leroy, l’auteur d’Un passage délicat (Actes Sud, 2021) nous invite à ne plus seulement « penser la montagne », mais aussi à la « panser ». À l’heure du réchauffement climatique, tout s’érode. Les sommets s’effritent. La neige ne vient plus.

Le désarroi nous guette. L’anthropologue Nastassja Martin dit tenter vainement de « s’accrocher aux montagnes » : « Mais même la montagne s’effondre faute de cohésion et à cause de la glace qui fond. Du fait de la canicule, les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité », décrit-elle dans son livre Croire aux fauves (Verticales, 2019). N’est-il pas temps de chérir ces espaces et d’en prendre soin ?

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