Rénovation énergétique : une décennie de perdue

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ENQUÊTE 1/4 — Le secteur du bâtiment est un très gros émetteur de gaz à effet de serre, essentiellement du fait des besoins de chauffage des logements. Le Grenelle de l’environnement, en 2008, avait pris la mesure de l’indispensable isolation thermique des habitations, sans se donner les moyens de ses ambitions. Les politiques qui ont suivi n’ont pas mieux fait.
Cet article est le premier d’une enquête en quatre volets consacrée à la rénovation énergétique. Le deuxième volet : « Rénover n’est pas jouer : parcours croisé de rénovateurs énergétiques » ; le troisième : « Locataires et précaires, grands oubliés de la rénovation » ; et le quatrième : « L’ex-Allemagne de l’Est, bonne élève de la rénovation énergétique ».
En 2008, le Grenelle de l’environnement fixait un objectif inédit et ambitieux : réduire de 38 % les émissions de gaz à effet de serre liées au bâtiment d’ici 2020. Douze ans plus tard, force est de constater son échec : non seulement le secteur compte pour plus d’un quart de nos émissions — et 44 % de notre consommation énergétique — mais les émissions du secteur ne montrent aucun signe d’affaiblissement. Elles étaient supérieures de 22 % en 2017 au budget fixé dans la première Stratégie nationale bas carbone (SNBC).
Selon une note publiée en octobre par France Stratégie, ces contre-performances s’expliquent « essentiellement par un déficit de rénovations énergétiques performantes ». En clair, pour diminuer les émissions de CO2, il faut baisser le chauffage, ce qui nécessite de vivre dans un logement bien isolé — le nec plus ultra étant le BBC, pour « bâtiment basse consommation », qui requiert moins de 80 kWh par mètre carré et par an. Or, en moyenne, un logement français consomme 240 kWh/m²/an ; pire, près d’une habitation sur cinq — soit 5 millions de logements — peut être considérée comme une passoire thermique, engloutissant plus de 330 kWh/m²/an. On est donc loin (très) du compte voulu par le Grenelle de l’environnement.
« Les responsables politiques n’ont jamais pris la rénovation au sérieux »
Depuis 2008, l’isolation n’a donc jamais vraiment décollé, constate également Sébastien Lefeuvre, de l’Observatoire national des bâtiments basse consommation (Observatoire BBC) : « En dix ans, on a rénové 200.000 logements au niveau basse consommation, dit-il. Soit entre 15.000 et 30.000 logements par an. » Largement insuffisant, selon l’institut négaWatt : pour tenir nos objectifs climatiques, « il faudrait désormais réaliser 700.000 rénovations complètes chaque année ». Du côté du ministère du Logement, on relativise : « Beaucoup de gens changent une fenêtre, une chaudière, sans atteindre un niveau basse consommation, mais ça ne doit pas pour autant compter pour zéro, car ça nous apporte plus de confort et d’économies d’énergie ; plusieurs centaines de milliers de Français font des gestes de rénovation, donc on ne peut pas dire que ça ne marche pas, même s’il faut continuer à accélérer. »

Les observateurs paraissent cependant unanimes : « On a perdu plus de dix ans sur ce sujet », regrette Marc Jedliczka, membre fondateur du réseau pour la transition énergétique (Cler), pour lequel il avait suivi le Grenelle. « Les responsables politiques n’ont jamais pris la rénovation au sérieux », abonde Olivier Sidler, de négaWatt. Pourquoi le bâtiment a-t-il autant été négligé, alors que c’est a priori là qu’il serait le plus simple de réduire les émissions ?
Ce n’est pourtant pas faute de lois audacieuses ! Outre le Grenelle, la loi de Transition énergétique (LTE) de 2015 indiquait qu’en 2050, l’ensemble du parc de logements devrait être rénové au niveau BBC. Autre avancée, majeure : les logements les plus énergivores — ceux étiquetés G et F — devaient être prioritaires, isolés à l’horizon 2025. « À l’époque, je me suis dit qu’on avait gagné, se rappelle Olivier Sidler. Mais quand j’ai demandé quand paraîtraient les décrets d’application, on m’a répondu qu’il n’y en aurait pas : il s’agissait juste d’objectifs programmatiques, pas contraignants. » Oups.


La suite n’a été qu’une série de désillusions : « En 2019, voyant que le cap de la LTE ne serait pas tenu, la loi Énergie climat a notamment reporté de trois ans l’objectif de rénovation des logements F et G, poursuit M. Sidler, mais sans fixer de niveau de rénovation et sans prévoir de sanctions. C’était un nouveau coup d’épée dans l’eau. »
Les responsables politiques ont bien tenté de prendre des dispositions plus opérationnelles… tout en s’arrêtant au milieu du gué. Ainsi, le Plan national de rénovation, porté par Nicolas Hulot en avril 2018, fixait à 500.000 le nombre de rénovations annuelles, sans pour autant préciser à quel niveau de performance elles devaient être réalisées. Publiée en avril dernier, avec beaucoup de retard, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) — feuille de route pilotant notre politique énergétique — envisage 370.000 rénovations par an sur la période 2015-2030, sans indiquer les moyens d’y parvenir. « Les objectifs sont les bons, résume Étienne Charbit, du Cler, mais c’est dans la mise en œuvre que ça n’a pas suivi. »
L’écueil d’une politique fondée sur l’incitation
Ce problème s’illustre notamment dans les aides déployées pour stimuler les chantiers. Selon France Stratégies, « 4 à 5 milliards d’euros d’aides sont mobilisés annuellement pour le parc privé ». Un budget apparemment considérable, mais insuffisant selon l’organisme, qui estime entre 4,5 et 8 milliards d’euros le supplément d’investissement nécessaire sur la période 2019-2028. Outre la quantité, c’est la qualité qui fait défaut : « Ces aides sont si complexes et constituent un tel maquis que seuls les spécialistes peuvent les comprendre », dit Étienne Charbit. Voyez plutôt : Ma Prime Rénov, écoprêt à taux zéro, certificat d’économie d’énergie, TVA réduite, programme Habiter mieux, subventions des collectivités locales… Un banquier n’y retrouverait pas ses petits ! Et ce d’autant plus que l’accompagnement des ménages au milieu de cette jungle n’est pas bien assuré. Créé par la loi de Transition énergétique, le « service public de la performance énergétique » n’a jamais été réellement déployé. Seule une version édulcorée, privée de moyens pérennes — le réseau « Faire » — a vu le jour fin 2018.
Pour M. Charbit, cet empilement d’aides, ciblées sur des gestes de rénovation — le toit, les fenêtres — plutôt que sur des chantiers globaux, « est la démonstration d’un manque de volonté politique de “mettre le paquet” sur la rénovation énergétique. On a préféré accumuler les dispositifs et les aides, sans stratégie de long terme ».
Ces dispositifs traduisent plus généralement « des erreurs stratégiques faites par les gouvernements », ajoute Olivier Sidler : « Au nom de la sacro-sainte liberté individuelle, et à cause d’une peur panique de l’écologie “punitive”, on a préféré des politiques d’incitation plutôt que d’obligation à rénover, analyse-t-il. Sauf que ça ne marche pas, ni en France ni ailleurs en Europe : on peut continuer à inciter, à supplier les gens, mais cela ne fera à peu près rien. » Face à la perspective de chantiers longs et coûteux, l’incitation n’est visiblement pas suffisante pour que les propriétaires s’y mettent. Et ce, d’autant plus que les retours sur investissement peuvent être longs, de 10 à 30 ans, d’après les chercheurs Carine Sebi et Patrick Criqui.
Autre écueil « stratégique » souligné par M. Sidler, le « choix de la rénovation par étape » : « Le pari qui a été fait est qu’en poussant à changer d’abord leurs fenêtres, puis le toit, puis la chaudière, on encouragerait plus de gens à se lancer, analyse-t-il. Sauf qu’en définitive, cela coûte plus cher, c’est bien moins efficace, les ménages font rarement tous les travaux et s’arrêtent en chemin, tuant ainsi le gisement d’économies. » Basiquement, si vous mettez du double vitrage ou si vous isolez vos combles sans faire l’étanchéité à l’air — c’est-à-dire sans traiter toutes les infiltrations et les fuites d’air —, vous perdez tout l’intérêt de l’opération. « Avec cette politique, on fait de la maintenance plutôt que de la rénovation, et surtout, on en a pour trois cents ans à tout rénover », s’emporte M. Sidler.
« Ce type de chantier n’est pas envisageable pour la plupart des particuliers »
La solution, prônée par des organisations comme le Cler ou négaWatt, se nomme la « rénovation complète et performante » : des travaux réalisés en une seule fois, traitant autant de l’isolation de l’ensemble du bâtiment, des systèmes de chauffage et de ventilation que de l’étanchéité à l’air. Sauf que de tels travaux sont coûteux — 40.000 euros minimums : sans aides facilement accessibles et à la hauteur, sans accompagnement, « ce type de chantier n’est pas envisageable pour la plupart des particuliers », témoigne Jean-Christophe Repon, de la Capeb, le syndicat des entreprises artisanales du bâtiment. Bref, le serpent se mord la queue.
Au ministère du Logement, on assure avoir pris conscience du problème : « Il faut des aides suffisamment incitatives, simples à mobiliser, avec une bonne communication de tous les acteurs et une bonne régulation de la qualité des travaux », dit-on à Reporterre. Une simplification des aides est en cours, ainsi qu’une réflexion sur l’obligation de rénover : « C’était une proposition de la Convention citoyenne pour le climat, elle sera donc prise en compte dans un futur projet de loi. » Au vu du sort réservé par l’exécutif aux propositions de la Convention citoyenne pour le climat, il est préférable de ne pas sauter de joie tout de suite.

En attendant, faute d’échéances claires ou d’obligation, le marché de la rénovation n’a jamais décollé. « On entend souvent que les professionnels du bâtiment font de la résistance, ne se forment pas et ne s’engagent pas dans la rénovation, note Olivier Sidler. Mais ils ont déjà beaucoup de boulot, alors pourquoi s’engageraient-ils sur un marché incertain et mal structuré ? » D’autant plus que beaucoup ont été refroidis par les atermoiements gouvernementaux. « On a perdu plus de 10.000 artisans qualifiés RGE, c’est une vraie désaffection », constate M. Repon. Pour que des travaux de rénovation soient reconnus comme tels et bénéficient des aides, il faut en effet que les entreprises les ayant effectués soient « labellisées » RGE — Reconnu garant de l’environnement.
Ce dispositif s’est complexifié au fil des années… ou plutôt au fur et à mesure que des aides nouvelles étaient mises en place : chaque nouvelle incitation financière — isolation à 1 €, certificat d’économies d’énergie — a attiré des margoulins, plus pressés d’empocher la mise que d’isoler efficacement un logement. En réponse, les pouvoirs publics ont durci le dispositif RGE… avec un effet dissuasif pour tous les artisans : « Aujourd’hui, c’est beaucoup de paperasse et des contraintes administratives supplémentaires pour un ou deux chantiers par an, témoigne M. Repon. Pas mal d’artisans ne font pas les démarches, même s’ils effectuent des changements de chaudières ou de fenêtres. » D’après lui, beaucoup de « gestes de rénovation » passent ainsi sous les radars des chiffres officiels.
Le verrou nucléaire
Tandis que le secteur du bâtiment renâclait à se lancer dans ce chantier pharaonique, d’autres intérêts industriels ont fait feu de tout bois pour brider la rénovation énergétique. Un verrou, qui n’a pas forcément intérêt à voir nos factures d’électricité diminuer, subsiste en effet : l’industrie nucléaire. Et pour se maintenir dans nos bonnes grâces, l’atome dispose d’un atout charme face au défi climatique : il émettrait a priori peu de carbone. De fait, « la part prépondérante du nucléaire dans la production d’électricité contribue à faire du système électrique français l’un des plus décarbonés d’Europe, notait négaWatt en mars dernier. Ainsi détourné, l’argument climatique sert la véritable priorité : repousser autant que possible l’échéance de fermeture des réacteurs pour des raisons économiques et financières. »
L’argumentation est la suivante : le secteur du bâtiment émet beaucoup, notamment à cause du chauffage. Il y a donc deux moyens pour faire baisser ces émissions : mieux isoler ou… opter pour un chauffage « décarboné ». Et comme les Français se chauffent majoritairement au gaz, qui émet plus que le nucléaire, le plus simple est de les pousser à acheter des convecteurs électriques ! Un tel raisonnement, séduisant au premier abord, omet cependant plusieurs points : l’énergie nucléaire n’est pas sans conséquence sur l’environnement, tant s’en faut ; une telle approche ne va pas faire diminuer la facture des ménages. « Électrifier à tout-va, c’est une catastrophe, accuse Olivier Sidler. Il faut d’abord améliorer l’enveloppe, donc isoler, et ensuite réfléchir au chauffage. »

Cette stratégie gouvernementale peut être résumée en quelques mots : le retour en force des « grille-pains », les chauffages électriques. Plusieurs réformes sont ainsi dans les gaines, qui vont fortement favoriser l’électrification au détriment de la rénovation. Et comme souvent, le diable se cache dans les détails, ou plutôt dans les données de la RE 2020, la nouvelle réglementation qui régira les performances environnementales des bâtiments. Sous l’impulsion de l’État, elle prévoit que le coefficient d’énergie primaire de l’électricité soit abaissé de 2,58 à 2,30 lire ici. « Pour produire 1 kWh d’électricité, il faut produire environ 2,7 kWh en énergie primaire nucléaire, car il y a des pertes d’énergie en cours de production, explique M. Charbit. Le gouvernement a donc décidé de baisser artificiellement ce coefficient pour faire paraître l’électricité plus “performante”. » De la même manière, la RE 2020 projette que l’effet climatique du chauffage électrique soit réduit de 180 à 79 g CO2/kWh, par simple changement des règles. Ces modifications d’apparence techniques vont pourtant avoir des effets très concrets : « Chauffer un logement va toujours nécessiter autant d’énergie, car ses performances ne seront pas améliorées, mais les habitants seront incités à mettre de l’électricité, au détriment d’autres sources d’énergie et de l’isolation », dit Étienne Charbit, car l’électricité émettra, de façon uniquement réglementaire, moins de CO2/kWh !
Autre tripatouillage comptable, l’étiquette énergie des bâtiments. Aussi appelée diagnostic de performance énergétique (DPE), elle est représentée par des classes de A à G, chaque classe correspondant à une consommation d’énergie. Schématiquement, les logements étiquetés F et G sont des passoires thermiques tandis que les A sont à basse consommation. Le gouvernement a décidé que cette étiquette ne serait plus calculée en énergie primaire mais en énergie finale, ce qui revient là encore à ne pas prendre en compte les pertes liées à la production d’électricité. En d’autres termes, les logements chauffés à l’électricité jusqu’ici en classe C vont pratiquement tous se retrouver en classe B, donc être « de bien meilleure qualité » sans n’avoir pourtant rien fait. « Devant la difficulté à faire tous les travaux nécessaires, il a semblé préférable au gouvernement de surclasser des logements », dénonce négaWatt. La recette n’est pas nouvelle : faire diminuer le nombre d’accidents de la route en modifiant les règles de comptabilisation, ou minimiser le nombre de manifestants en changeant les méthodes de comptage, l’État sait faire. De la même manière, il sait brouiller les règles du jeu énergétique afin d’atteindre plus facilement les objectifs de rénovation. Mais pour l’action climatique, on repassera.
- Le deuxième volet de notre enquête : « Rénover n’est pas jouer : parcours croisés de rénovateurs énergétiques »
QU’EST-CE QUE LE COEFFICIENT D’ÉNERGIE PRIMAIRE DE L’ÉLECTRICITÉ ?
L’énergie primaire est l’énergie « potentielle » contenue dans les ressources naturelles (comme le bois, le gaz, le pétrole, le combustible nucléaire) avant toute transformation. L’énergie finale est l’énergie consommée et facturée à chaque bâtiment, en tenant compte des pertes lors de la production, du transport et de la transformation du combustible. Pour fournir une énergie finale, il faut utiliser plus ou moins d’énergie primaire. Le rapport entre l’énergie finale et l’énergie primaire est le « coefficient d’énergie primaire ». Pour l’électricité, il faut, selon les données officielles, 2,58 kWh d’énergie primaire (présente dans la nature) pour fournir 1 kWh d’énergie finale. Le « coefficient d’énergie primaire », calculé en prenant en compte le rendement moyen de production d’électricité dans les centrales de France ainsi que les pertes lors de la distribution, est donc de 2,58. L’association négaWatt calcule, elle, un coefficient de 3 : « Il faut en France environ 3 kWh d’énergie primaire (celle qui est dans la nature) pour obtenir 1 kWh d’électricité (énergie finale livrée à l’utilisateur). » Étienne Charbit, du Cler, calcule lui un coefficient d’énergie primaire de l’électricité de 2,7.
L’État français a décidé que la RE 2020, la nouvelle réglementation qui régira les performances environnementales des bâtiments, appliquera un coefficient d’énergie primaire de l’électricité de 2,3. L’argument avancé par l’État, selon négaWatt, est le suivant : « Puisque la durée de vie d’un bâtiment est de 50 ans, ne retenons plus la valeur actuelle (2,58) mais prenons la valeur qui devrait être atteinte en 2030 (2,30) — à condition que la trajectoire de la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) soit effectivement respectée, ce qui est loin d’être acquis. Autrement dit, attribuons à l’électricité dès maintenant les bénéfices d’une situation espérée, si tout se passe bien, dans 10 ans. »