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Luttes

Retraites : sept semaines d’un mouvement social inédit

Vendredi 24 janvier, le Conseil des ministres étudiera le projet de réforme des retraites, tandis que des manifestations auront lieu l’après-midi. Reporterre revient sur sept semaines d’un fort mouvement social, où la question des retraites s’articule avec le problème écologique.

Les retraites et l’écologie, quel rapport ? Depuis le 5 décembre, soit plus d’un mois et demi, Reporterre vous raconte grèves et manifestations contre le projet de réforme des retraites. Une nouvelle journée de mobilisation, cruciale alors que le gouvernement présente le projet de loi en Conseil des ministres, s’annonce ce vendredi 24 janvier. L’occasion de revenir sur notre couverture du mouvement social, et de rappeler que l’écologie a toutes les raisons de ne pas rester en retrait sur ce dossier !

Les retraites, une question écologique

L’association basque Bizi ! a, dès le 27 novembre, dans une tribune, énoncé les principaux arguments qui ont mobilisé les écologistes contre ce projet de « réforme de la retraite individuelle — ne l’appelons pas universelle », précisait le texte. Outre le risque d’une diminution des pensions pour les plus précaires (notamment les femmes), elle soulignait que « si l’on fait travailler plus longtemps la population (…) cela ne peut se faire que d’une manière : en produisant plus ! » Or, « produire plus signifie tout simplement extraire plus de ressources de la planète ». Travailler plus pour polluer plus, en quelque sorte.

Reporterre approfondissait le sujet quelques jours plus tard avec des économistes. La retraite par points pousserait les Français à compléter en investissant dans les fonds de pension. Or, en 2018 « à peine 10 % des fonds avaient aligné leurs objectifs sur l’Accord de Paris » sur le climat, précisait notre article. L’idée que la croissance sauverait nos retraites était aussi remise en question, la piste privilégiée étant une meilleure répartition des richesses, et la création et la répartition des emplois grâce à la transition écologique. François Ruffin enfonçait le clou une semaine plus tard dans une tribune, citant l’économiste canadien Tim Jackson : « La réduction du temps de travail est l’intervention politique clé qui empêche le chômage de masse. » Ce n’est donc pas qu’une réforme, mais tout un modèle de société qui est remis en cause par ce mouvement social, estimait l’économiste d’Attac Geneviève Azam dans une interview à Reporterre. On conteste « la réforme des retraites et son monde : l’hôpital tel qu’il est traité, les services publics démantelés, la précarité qui monte, l’ultralibéralisme… Il y a aussi une crise de modèle », estimait-elle.

Les forces vives de l’écologie pourraient aussi être fortement touchées par cette réforme, avons-nous constaté. Nos portraits de retraités en lutte ont montré qu’ils sont essentiels à la myriade d’associations qui veillent sur le terrain à protéger la nature et à faire vivre la solidarité. Certains d’eux sont des personnages centraux de luttes emblématiques, contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou contre le centre commercial EuropaCity. Quant aux associations, elles fonctionnent aussi grâce à leurs salariés, directement touchés par une réforme qui pénaliserait les carrières hachées, les statuts précaires et les salaires bas, souvent de mise dans le secteur. Leur mobilisation a été inédite, constatait le syndicat Asso auprès de Reporterre.

Les retraites sont aussi une question intergénérationnelle. Les baby-boomers apparaissent comme les grands gagnants. Ils ont joui de la prospérité des Trente Glorieuses, ont de bonnes retraites, mais lèguent une planète en catastrophe écologique et des droits sociaux diminués à leurs descendants. Cependant, parmi les aînés, certains ont combattu l’avènement de la société néolibérale, et « le clivage générationnel n’est pas le clivage premier de la société française. Les classes sociales traversent les générations », nous a rappelé la sociologue Camille Peugny. Le fil de la solidarité entre générations doit être entretenu, poursuivait Geneviève Azam, dans une tribune publiée le 23 janvier : une réforme des retraites juste devrait donc selon elle reconnaître la dette sociale des jeunes envers leurs anciens, mais aussi la dette écologique des aînés envers leurs cadets.

Ce mouvement social a également marqué le retour en force de la grève, d’une durée exceptionnelle dans les transports. Mais au bout de plus de quarante jours sans salaire, malgré les caisses de soutien, elle s’épuise à la SNCF et à la RATP en ce mois de janvier. Comment alors tenir ? Une solution est la diversification des modes d’action, notamment la « grève de la gratuité », alternative à la grève « blocage », impossible aujourd’hui dans les transports, mais pratiquée par les militants de la CGT-Énergie. Nous sommes aussi allés puiser des idées dans l’histoire de la grève : « Pour être libre politiquement, il faut être autonome matériellement », observe le chercheur François Jarrige. L’autonomie, une notion profondément écologique… L’inspiration peut en être trouvée auprès des ouvriers du début du siècle, vivant encore les pieds dans la terre, qui comptaient sur leurs parcelles maraîchères pour se nourrir pendant la grève, mais aussi sur une forte solidarité des communautés rurales. « Nous devons reconnecter le mouvement social au milieu qui le nourrit. C’est le défi de l’écologie politique », insistait le chercheur.

De manif en manif

Depuis le jeudi 5 décembre, qui s’annonçait comme une journée de mobilisation inédite, Reporterre s’est en parallèle attelé à vous faire vivre la lutte contre le projet de réforme des retraites porté par le gouvernement.

Cette première journée a été un succès du point de vue des chiffres : 1,5 million de manifestants dans toute la France selon la CGT, plus de 800.000 selon le ministère de l’Intérieur. « Cela fait vingt ans que je suis dans le même lycée, je n’ai jamais vu une mobilisation pareille, beaucoup de collègues font grève pour la première fois », constatait Philippe, professeur de sciences économiques et sociales à Sartrouville (Yvelines).

La manifestation parisienne a laissé un goût doux-amer : une forte participation, entre 65.000 et 250.000 personnes, mais ternie par des charges répétées des forces de police. Dans le cortège, la référence au mouvement de grève contre la réforme des retraites de 1995 était dans toutes les têtes. Cette année-là, les grévistes avaient obtenu le retrait de la réforme des retraites prévue par le « plan Juppé ». Le mouvement social allait-il atteindre la même ampleur et connaître le même succès ?

Au sixième jour de grève contre la réforme des retraites, le mardi 10 décembre, Reporterre était aux côtés des cheminots, l’un des secteurs clés de la contestation avec les agents de la RATP. Le lendemain, le Premier ministre, Édouard Philippe, devait dévoiler le détail du projet de réforme des retraites. « On peut déjà vous l’annoncer : ça ne va pas nous satisfaire », anticipait Karim Dabaj en AG gare du Nord à Paris, l’un des bastions de la détermination cheminote.

Mardi 10 décembre, près de la gare de l’Est, à Paris.

Dans la manifestation interprofessionnelle, le cortège était plus clairsemé que le 5 décembre, mais l’ambiance était festive et déterminée. « La grève ne prend pas en otage, elle nous libère ! disait Anthony, agent d’accueil itinérant, derrière le ballon SUD Rail. Depuis des années le gouvernement nous fait subir des attaques sociales dévastatrices. Finalement, pendant la grève, moi je revis. »

Une semaine plus tard, les manifestations du mardi 17 décembre ont été un franc succès dans toute la France, avec 1,8 million de manifestants selon la CGT, soit plus que le 5 décembre, mais un peu plus de 600.000 selon le gouvernement.

Reporterre était à Paris, Toulouse (Haute-Garonne) et Alès (Gard), et a écouté la colère, qui allait bien au-delà des retraites, de femmes et d’hommes dans les cortèges. À Alès, nous avons rencontré Jérôme, 36 ans, ouvrier à la fabrication, en horaires de nuit, qui manifestait car « la retraite, je ne la vois pas. J’aimerais gagner au loto, travailler le moins longtemps possible. » À Paris, Héloïse, aide-soignante, évoquait la souffrance des patients et une « perte de sens » dans un travail effectué « à la chaîne ».

Au cours des vacances de Noël, le mouvement a égalé — le 27 décembre — puis largement dépassé, dans la durée, celui de 1995. Mais, à la différence de 1995, le gouvernement n’a pas retiré sa réforme. Au trente-sixième jour consécutif de la grève contre la réforme des retraites, le jeudi 9 janvier 2020, une question était prégnante dans les discussions : comment étendre la grève et lutter contre l’essoufflement qui guette, face à un gouvernement qui ne cède pas ?

Le 24 décembre 2019, les danseuses de l’Opéra de Paris ont présenté une partie du « Lac des cygnes », le ballet en quatre actes sur une musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski sur le parvis de l’opéra Garnier.

Ce jour-là, les opposants à la réforme ont répondu présents, à des niveaux de mobilisation proches — bien qu’inférieurs — de ceux de la manifestation du 5 décembre. Dans les rues de Paris, les militantes d’Attac ont lancé un « happening féministe intersyndical » contre une réforme dont les femmes « seront les grandes perdantes, toujours plus précaires », selon Lou, militante d’Attac et instigatrice de la chorégraphie. Les manifestants ont crié leur détermination à rejeter la réforme, mais les forces de l’ordre ont répliqué à coups de matraque, aspergé la foule de gaz lacrymogène et interpellé de nombreux manifestants et journalistes.



Certains observateurs, interrogés par Reporterre en marge des mobilisations du 16 janvier, estimaient estimé qu’Emmanuel Macron était dans un « moment Thatcher », et assumait une opposition dure au mouvement social dans le but de casser toute opposition à la transformation néolibérale de la société.

Le 16 janvier, en effet, le mouvement a semblé s’essouffler face à la dureté de l’exécutif. « La grève reconductible qu’on a connue, très forte avec beaucoup de conducteurs en grève sur une longue période, c’est en train de s’éteindre », constatait Christophe Abadi, représentant du personnel chez Sud Rail et conducteur de Transilien, lors de la manifestation parisienne. Ce jour-là, la CGT a revendiqué 250.000 manifestants à Paris. Le gouvernement a compté seulement 187.000 personnes ayant battu le pavé en France ce jour-là dont 23.000 à Paris.

Mais d’autres signaux, plus favorables, existent : les manifestants se sont dits toujours aussi déterminés, les caisses de grève se multiplient et ont du succès, les modes d’actions évoluent et l’arrivée de nouveaux secteurs de contestations — l’énergie, les chirurgiens, les dockers, les avocats — pourrait redynamiser la révolte.

De quoi sera faite la suite ? « Entre la colère des gens et la non-écoute totale du gouvernement, on ne sait pas comment vont se profiler les prochains jours », résumait Aurélie Trouvé, la porte-parole du mouvement anticapitaliste Attac. Une première réponse sera apportée ce vendredi 24 janvier dans les rues de France et à l’Élysée où, après sept semaines de conflit, la réforme des retraites doit être présentée en Conseil des ministres.

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