Sainte-Soline : la grenade GM2L, l’arme de guerre qui déchire les corps

Un manifestant blessé évacué à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), lors d'une mobilisation contre les mégabassines le 25 mars 2023. - © Jerome Gilles / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Un manifestant blessé évacué à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), lors d'une mobilisation contre les mégabassines le 25 mars 2023. - © Jerome Gilles / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Durée de lecture : 10 minutes
Libertés Luttes Mégabassines PolitiqueLa grenade GM2L était censée être moins dangereuse que ses prédécesseures. Son usage intensif à Sainte-Soline contre des manifestants prouve l’inverse et révèle le cynisme des autorités.
Après la répression massive de la manifestation à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre les mégabassines, la polémique enfle sur les armes des forces de police. Les grenades tirées au cours de la journée du 25 mars ont gravement mutilé des dizaines de personnes. Les organisateurs estiment à 200 le nombre total de blessés. Au-delà de Serge, cet homme de 32 ans toujours dans le coma, touché par une grenade lacrymogène, les GM2L ont causé bien d’autres mutilations.
Huit ans après la mort de Rémi Fraisse à Sivens par la grenade d’un gendarme, et malgré l’interdiction de certains types de projectiles, l’histoire se répète. Sans que les autorités ne se remettent en cause.
Dans une note des renseignements, que France Inter s’est procurée, la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle de la gendarmerie (SDAO) légitime, au contraire, l’usage de ce type d’arme. Elle affirme que « les black blocs sont seulement sensibles (sic) aux grenades GM2L ». Les multiples tirs, couplés à l’utilisation de quads, auraient permis selon eux de mettre en « échec les manifestants qui se seraient repliés, affaiblis et déroutés » vers la commune de Melle, où se trouvait la base arrière. Les auteurs insistent sur le moral des manifestants, « psychologiquement éprouvés » par l’usage de ces armes et vantent la stratégie « victorieuse » des forces de police. Malgré ses terribles conséquences humaines.

La remplaçante de l’ancienne grenade GLI-F4
Les grenades GM2L ont causé de très graves blessures. Selon un premier bilan des équipes médicales en lien avec Les Soulèvements de la Terre, une personne aurait perdu l’usage de son pied.
On compte aussi parmi les manifestants de nombreuses plaies délabrantes sur les visages, des hématomes aux yeux qui pourraient entraîner une cécité, des éclats de grenades dans les mollets, les cuisses ou les bras avec la perte de morceaux de chair, des brûlures aux jambes, des nécroses au niveau des fesses, des plaies aux testicules, des douleurs gastriques et des lésions auditives. La détonation d’une grenade GM2L dépasse les 165 décibels. À 5 mètres, elle surpasse le bruit d’un avion au décollage, bien au-dessus du seuil de douleur sonore.
« C’était une boucherie »
Plusieurs témoins ont raconté aussi les explosions au milieu de la foule à 200 mètres de la première ligne et les tirs sans aucune visibilité dans l’épaisseur des nuages de gaz lacrymogène. Pendant deux heures, l’usage intensif de GM2L a transformé la manifestation de Sainte-Soline en véritable « boucherie ». Comment en est-on arrivé là ?
Saviez-vous que les grenades (GM2L) qui ont été utilisées sur les manifestants à Sainte Soline étaient classées comme étant des armes de guerre par le Code de la sécurité intérieure ?#GouvernementDeTromperie pic.twitter.com/2zOgBRKfvE
— Angelique Harquin (@angeliqueharqu1) March 29, 2023
Rembobinons. La GM2L était censée remplacer les précédentes grenades GLI-F4 et OF F1, vivement critiquées pour leur dangerosité. En 2014, c’est une grenade OF F1 qui a causé la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Son utilisation a été stoppée juste après le décès du jeune militant écologiste de 21 ans.
La GLI-F4, elle, a acquis sa triste réputation lors de la révolte des Gilets jaunes. À l’époque, cinq manifestants avaient perdu leur main à cause d’elle, selon le journaliste David Dufresne. En 2018, lors de l’expulsion de la zad de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), un étudiant avait également été amputé de la main, et un an auparavant, à Bure (Meuse), un autre militant, Robin, avait vu son pied déchiqueté par cette grenade.
« Une puissance quasiment similaire »
Devant l’indignation publique et au cumul d’informations à l’encontre de la GLI-F4, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner, avait annoncé en 2020 son retrait au profit des nouvelles grenades GM2L. Les autorités avaient pris soin auparavant d’écouler les stocks. Selon Mediapart, les raisons réelles de l’abandon de la GLI-F4 auraient été avant tout techniques. « De graves défauts non résolus » ainsi qu’un accident mortel dans une usine a conduit son fabricant — l’industriel Alsetex — à interrompre sa production dès 2014 pour la remplacer par la GM2L.
Au cours de ses multiples conférences de presse, en 2020, Christophe Castaner n’a cessé de vanter cette nouvelle grenade qu’il affirmait être moins dangereuse. Deux arguments étaient alors avancés : la GM2L ne provoquerait pas « d’éclat vulnérant » — ce qui a ensuite été démenti — et sa composition ne contiendrait pas de « produit explosif stricto sensu ».

Comme le reconnaissait à l’époque le général de gendarmerie à la retraite Bertrand Cavallier, cette absence de produit explosif n’était pas tant un signe de diminution de sa dangerosité qu’un impératif commercial si l’on voulait exporter la grenade. « [Cela] permet de lever des restrictions pour le conditionnement, le stockage, ainsi que pour le transport maritime, aérien et transfrontalier, ce qui présente un avantage certain », remarquait-il dans L’Essor.
Dès les débuts de son utilisation, les mêmes blessures se sont répétées pour les manifestants. Rien n’a véritablement changé. Devant le Conseil d’État, le ministère de l’Intérieur reconnaissait lui-même que « la puissance [de la grenade GM2L], (et donc sa dangerosité pour quiconque voudrait ramasser un tel projectile) est quasiment similaire à celle de la GLI-F4 ».
Comme le rappelle le collectif Désarmons-les, l’hexocire (ou RDX) qui remplace le TNT dans la GM2L a une charge explosive 1,6 fois plus forte que le TNT, sa vitesse de détonation et la chaleur de l’explosion sont plus importantes aussi. « Les autorités ont joué sur la méconnaissance technique du public et des politiques pour faire passer la GM2L pour une grenade moins dangereuse que la GLI-F4 alors que c’est fondamentalement l’inverse », insiste Ian B., un des animateurs du collectif.
En images, la "nouvelle" grenade explosive "pas dangereuse" du gouvernement.
Compilation d'explosion de GM2L contre les pompiers, le 28 janvier, à Paris. pic.twitter.com/B5UYlHfWAQ
— Contre Attaque (@ContreAttaque_) January 29, 2020
Sur le terrain, les observateurs ont pu le constater. Plusieurs drames se sont produits avant Sainte-Soline. En juin 2021, à Redon (Ille-et-Vilaine), lors de l’expulsion d’un teknival, un jeune homme a eu la main arrachée par une GM2L. Dans une manifestation à Nancy, le 21 novembre 2020, Dylan, un jeune de 24 ans, voyait aussi son bras gravement perforé de 10 cm par un éclat. Contre la loi Sécurité globale, un autre manifestant perdait cinq doigts et une partie de la paume lors d’un rassemblement à Paris, place de la République, le 5 décembre 2020.
« Aucune leçon n’a été tirée depuis la mort de Rémi »
Contrairement à ce qu’avancent les autorités, la GM2L est donc bien « une arme de guerre » qui déchire et mutile les corps. D’un point de vue légal, elle est d’ailleurs classée dans la catégorie A2 des armes, celle des « matériels de guerre ». La fiche technique de son fabricant Alsetex parle aussi d’une arme de « neutralisation » et de « contrôle des forcenés ».
Aujourd’hui, l’interrogation quant à son usage se renforce. Dans leur compte-rendu final des opérations à Sainte-Soline, les forces de police ont d’ailleurs omis son utilisation. Le général d’armée Christian Rodriguez évoque simplement « 5 015 grenades lacrymogènes tirées, 89 grenades de désencerclement GENL, 40 dispositifs déflagrants ASSR et 81 tirs de LBD », mais ne parle aucunement des GM2L. Cet oubli pose question alors que BFMTV reprenait, au lendemain de la manifestation, un premier décompte du ministère de l’Intérieur parlant de 260 grenades GM2L lancées sur les manifestants.
La GM2L comporte de graves « défaillances techniques »
Un chiffre loin d’être anecdotique. Cela représente tout de même un tiers des grenades GLI-F4 ou GM2L lancées au cours de la révolte des Gilets jaunes (de 2018 à 2019). En seulement deux heures. « Ces 260 grenades GM2L [équivalent à] 11 kilogrammes d’hexocire (explosif 1,6 fois plus puissant que le TNT) projetés sur les têtes de manifestant·es dépourvu·es de casques et d’armures susceptibles de résister à des impacts de cette puissance », ajoute le collectif Désarmons-les.
La situation est d’autant plus problématique que Mediapart avait révélé que cette grenade comportait de graves « défaillances techniques ». Le 1er juillet 2021, Gérald Darmanin avait lui-même restreint son usage et interdit le lancer à la main à cause notamment d’un dysfonctionnement du bouchon allumeur. Malgré les risques, le ministère continue néanmoins d’autoriser son emploi avec un lance-grenades. Le 10 novembre 2022, les autorités ont même passé un appel d’offres pour acheter 840 000 grenades GM2L supplémentaires et équiper massivement les forces de police dans les quatre années qui viennent.
Pour Claire Dujardin, l’avocate de la mère de Rémi Fraisse, « aucune leçon n’a été tirée depuis la mort de Rémi. L’État fait toujours mine de découvrir la dangerosité de ces armes et les remplace dès que la polémique est trop forte par d’autres grenades tout aussi problématiques. La France ne sait pas faire sans ces armes de guerre. Cela questionne le fonctionnement du maintien de l’ordre, mais aussi notre démocratie ».