Salon du Bourget : « Déconstruire le mythe de la conquête spatiale est urgent »

Le musée de l'Air et de l'Espace, attenant à l'aéroport du Bourget, le 28 mai 2023. - © Stéphane Mouchmouche / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Le musée de l'Air et de l'Espace, attenant à l'aéroport du Bourget, le 28 mai 2023. - © Stéphane Mouchmouche / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
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Monde SciencesAlors que commence le salon du Bourget, Reporterre a interrogé l’astronome Frédéric Boone. Il appelle à se questionner sur la responsabilité écologique de l’astrophysique et sur la finalité de la conquête spatiale.
Quels sont les liens entre exploration spatiale et crise écologique ? Quelle est la responsabilité de la science du cosmos dans notre rapport à la Terre ? Alors que le salon du Bourget démarre (du 19 au 25 juin), nous avons interrogé l’astronome Frédéric Boone, membre de l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie (Irap).
Car le Salon international de l’aéronautique et de l’espace — son vrai nom — devrait, entre autres, servir de vitrine à la myriade d’entreprises tournées vers l’exploration et l’exploitation de l’espace. Envoi d’astronautes sur la Lune, déploiement de constellations de dizaines de milliers de satellites commerciaux, découvertes scientifiques portées par des instruments de pointe… Le secteur est en pleine effervescence.
Reporterre — Quel regard portez-vous sur le secteur aérospatial et sur l’enthousiasme suscité par les promesses d’exploration et de conquête spatiales ?
Frédéric Boone — Je crois qu’il est urgent de déconstruire ce mythe de la conquête. La vision qui domine, y compris chez de nombreux astrophysiciens, reste celle d’une Terre perçue comme le « berceau » de l’humanité et dont on aurait vocation à s’émanciper. L’acmé de ce délire est incarné par Elon Musk, quand il twitte que l’humanité doit devenir une espèce multiplanétaire et interstellaire. On est ancré dans un imaginaire colonialiste qui ferait de tous les territoires, y compris extraterrestres, des zones à exploiter. Mais c’est un fantasme d’imaginer pouvoir exploiter Mars ou les astéroïdes et la réalité finira par le rattraper. C’est un discours qui ne pourra plus tenir très longtemps…
L’urgence écologique fait peser une menace existentielle et inédite sur l’humanité, qui bouleverse notre vision du monde. Quel peut être le rôle de la recherche astronomique dans un tel contexte ?
En tant qu’astronome, je n’arrive plus à faire de la recherche comme avant. J’en suis venu à beaucoup m’interroger sur ma discipline et sa finalité. Nous prétendons faire de la recherche en science fondamentale, explorer l’univers et revendiquer une quête de connaissance non utilitariste, en justifiant l’absence d’applications à nos découvertes par le fait que l’on vend du rêve au grand public. Mais justement, quel rêve vend-on exactement ?
Dans notre culture, la science s’est arrogé le monopole du récit sur le monde et ses origines. La cosmologie est d’ailleurs le nom de cette discipline scientifique qui raconte l’histoire de l’univers. Elle a remplacé le rôle tenu auparavant par les mythes ou les récits théologiques. On se tourne ainsi paradoxalement vers la physique pour répondre à des questions métaphysiques. Pourtant, la science ne peut rien dire sur ce que serait le monde dans son entièreté : tout simplement parce qu’elle n’a jamais observé l’univers dans son ensemble. C’est vertigineux de le réaliser. Ni les théories ni les observations ne donnent accès à la totalité de l’univers.

On dit par exemple que l’univers est en expansion et que cela remonte à son origine, le Big bang. Mais seule la partie observable de l’univers est en expansion, on ne peut pas se prononcer sur ce qu’il y a au-delà ni sur la possibilité d’un « avant » le Big bang. Même les équations d’Einstein ne donnent pas accès à une totalité de l’univers. Le croire, ou extrapoler sur ce qu’est l’univers au-delà de nos observations, cela redevient de la métaphysique…
Et cette prétention métaphysique de la physique a joué un rôle dans la trajectoire empruntée par notre civilisation.
La physique, ce ne sont que des modèles mathématiques confrontés aux observations. C’est extrêmement performant pour décrire le monde, c’est un coup de force que l’on peut faire remonter à Galilée. Mais cela a défini un cadre de pensée que l’on n’arrive pas à dépasser. Et cela a donné à la science un hubris qui a façonné nos comportements, qui alimente notre idée de toute-puissance, et qui se traduit par exemple dernièrement dans les ambitions de géo-ingénierie [la technologie comme réponse à la crise climatique]. Il nous faut réapprendre la modestie. Le philosophe Michel Bitbol parle du « point aveugle » de la science : on essaye de mettre sous le tapis l’existence de l’observateur, comme si le scientifique était hors du monde et pouvait l’englober dans sa totalité, alors qu’une connaissance est toujours locale et située. Nous sommes sur Terre et il n’y a pas de raison de considérer notre point de vue comme étant universel voire même extra-universel, nous sommes pris dans une sorte de confinement épistémologique à l’intérieur de nos horizons. On ne peut pas s’extraire de notre condition terrestre et on ne peut pas tout savoir.
La science est aussi une alliée dans notre prise de conscience des enjeux écologiques. Ne peut-elle pas nous aider à « atterrir », comme le proposait Bruno Latour ?
Ce qui me paraît le plus important et urgent, c’est de prendre conscience de notre culture scientiste. On considère la science comme une religion à même de répondre à toutes les questions métaphysiques et à même de résoudre tous nos problèmes. Or si l’on regarde les résultats de la science contemporaine, ils vont souvent à l’encontre de cet imaginaire. Prenons par exemple l’hypothèse Gaïa [1].
« L’esprit de conquête n’est pas inhérent à l’être humain »
Il est intéressant de noter que cette idée fut formulée dans les années 1970 par James Lovelock, qui était ingénieur à la Nasa, et la biologiste Lynn Margulis. C’est la comparaison avec Mars qui leur a fait prendre conscience que nous étions partie intégrante de ce tissu d’interdépendance dans cette fine couche que Bruno Latour a proposé d’appeler zone critique. Pour coloniser un autre monde et y trouver des conditions favorables pour l’humanité, il faudrait déplacer tout Gaïa avec nous : autrement dit, rester sur Terre. C’est une révolution galiléenne à l’envers : nous ne sommes pas désincarnés, nous sommes fondamentalement voués à rester confinés sur notre planète comme le disait Bruno Latour.
Cette révolution galiléenne et vos réflexions sur le besoin d’une nouvelle cosmologie pourraient impliquer de réorienter les objectifs de l’astronomie, de revoir nos priorités dans l’acquisition de connaissance ?
Il manque dans notre cosmologie quelque chose qui nous rattache à la Terre, qui nous sorte de cette illusion d’être extra-universels. L’astronomie peut nous aider à prendre conscience de notre finitude. Mais on doit aussi questionner le fait que nous passions autant de temps et d’énergie à explorer le cosmos lointain. Quel sens cela a-t-il d’accumuler des connaissances sans fin ? Dans tous les cas, il faudrait reconnaître que cela ne nous permettra pas de mieux connaître l’univers. Car si celui-ci est infini, voir toujours plus loin ne nous permettra toujours que de voir une portion infiniment petite de l’ensemble de l’univers…

La connaissance pour la connaissance est certes fascinante, mais elle perd de son sens si plus personne ne peut être fasciné par ces connaissances parce qu’il n’y a plus d’humains à la surface de la Terre. Il faut donc aussi s’intéresser à notre condition et à nos interdépendances. Cela implique de concentrer nos efforts sur Terre et peut-être aussi sur notre intériorité, nos perceptions, nos ressentis, faire l’expérience de l’expérience comme dirait Michel Bitbol. Et d’accepter de remettre dans le récit du monde autre chose à côté de la science, nos expériences subjectives, sensorielles, et de garder les questions métaphysiques ouvertes à l’exploration de chacune.
Il ne s’agit pas de brider tel ou tel domaine de recherche mais plutôt de changer de perspective. Ce faisant, il se pourrait bien que nous portions moins d’intérêt à la quête effrénée de connaissance telle qu’elle est conduite aujourd’hui. Cela peut choquer. C’est même inaudible car la science est culturellement associée aux Lumières, au recul de l’obscurantisme. On a ce réflexe très binaire de penser que lever un peu le pied sur certaines recherches serait un retour du fanatisme. Il faut remettre de la nuance. L’esprit d’exploration et de conquête n’est pas inhérent à l’être humain, il existe d’autres cultures que la nôtre qui n’ont pas développé ça, ou alors sous d’autres formes. Se les réapproprier permettrait à chacun de se réapproprier ces questions métaphysiques, pour lesquelles on s’en remet aujourd’hui aux scientifiques.

Dans leur pratique, l’astronomie et l’industrie aérospatiale ont des conséquences écologiques importantes. Peut-on questionner la légitimité de certaines de leurs ambitions ?
Mon collègue Jürgen Knödlseder s’est penché sur le bilan carbone des infrastructures de recherche en astronomie. Il est arrivé au chiffre de 36 tonnes de CO2 par an et par astronome. Quand on sait qu’il faudrait passer à 2 tonnes par personne, si ce n’est 0… Certains chercheurs sont tombés de haut, ça interpelle. A-t-on vraiment besoin d’envoyer autant de satellites dans l’espace ? Avec toutes les données accumulées ces dernières décennies par les télescopes qu’ils soient au sol ou dans l’espace, nous avons assez de données sur lesquelles travailler pour longtemps. Il n’y a pas d’urgence de ce côté-là.
On envoie cela dit beaucoup plus de satellites militaires que scientifiques dans l’espace. Sans parler des satellites commerciaux et des projets de constellations de satellites envoyés par milliers, comme ceux de Starlink d’Elon Musk. Mais l’astronomie doit aussi réfléchir à être plus sobre, à développer moins d’infrastructures gigantesques et polluantes. Une astronomie écologique passe par ces deux leviers : réfléchir à son fonctionnement et au discours qu’elle produit.