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Toujours plus cynique, la publicité récupère lutte écologique et violences policières

Des hommes et femmes jeunes dans la brume du petit matin. Des policiers, l’affrontement. De l’histoire vécue par des militants écologistes, une marque de jeans a fait un argument de vente. Car pour la publicité, explique l’auteur de cette tribune, « la fougue, la révolte et l’amour de la nature peuvent se transformer en gain financier ».

Gaspard D’Allens est coauteur, avec Lucile Leclair, du livre Les Néo-Paysans, aux Éditions du Seuil/Reporterre.


La société consumériste possède cette faculté hallucinante d’ingurgiter les critiques faites à son égard pour les digérer instantanément. L’écologie se transforme en argument commercial. La lutte devient un outil marketing.

En 2014, la marque de vêtements Replay a lancé la campagne publicitaire « EcoWarriors for L.I.F.E. » pour sa nouvelle série de jeans. Le slogan donne la nausée : « To be an EcoWarrior is to live it, breath it, fight for it and wear it » (« Être un écoguerrier se vit, se respire, se combat et se porte »). Bref, si vous voulez vivre l’expérience, être un vrai écologiste, vous n’avez qu’à porter un jean Replay, entre 99 euros et 179 euros la pièce.

La vidéo de promotion commence dans une clairière où la lumière perce à peine la canopée. Le matin est humide, la rosée s’accroche aux arbres. Une bande d’activistes, tous en jeans, font face aux forces de l’ordre.

Des dizaines de blessés, des plaies grandes ouvertes, des bras et des jambes cassés

Ils ressemblent à une bande d’indiens New Age, blonds aux yeux bleus avec, sur leurs torses nus, des inscriptions peintes en noir. « Earth », « Life », « Rise », les mots sont décharnés, dépecés de leur sens. Ici, le message ne compte pas face à l’image. Il est un simple véhicule.

Le rythme de la vidéo s’accélère. Les écoguerriers chargent. Plans saccadés, ralentis en dessous de la ceinture. On vibre, on tremble. Face aux coups de matraques et aux morsures de chiens, les jeans résistent et ne se déchirent jamais. À la fin, les militants seront quand même arrêtés par les forces de l’ordre.

Au-delà de la caricature, cette scène fait écho à d’autres, cette fois-ci bien réelles. Nous, les écologistes, les avons parfois vécues. Repensons à la forêt de Rohanne. C’était en novembre 2012. Les opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes affrontaient alors la police qui souhaitait quadriller la zone. Les gaz lacrymo se mêlaient à la brume automnale. Les flashball tiraient à bout portant. Certes, c’était moins joli que dans la vidéo : on comptait des dizaines de blessés, des plaies grandes ouvertes par des grenades offensives, des bras et des jambes cassés. Ce champ de bataille, ce n’était pas une page de publicité, mais une partie de notre histoire.

À Notre-Dame-des-Landes, le 24 novembre 2012

La publicité joue désormais sur l’imaginaire des luttes écologistes : la fougue, la révolte et l’amour de la nature peuvent se transformer en gain financier. Ce sont des valeurs qui se vendent bien. Chez Replay, l’écologie est fashion. Un monde peuplé d’hipsters aux abdominaux saillants. Un monde de mannequins bio. Derrière ce décor faisandé, on retrouve les ressorts classiques du système publicitaire : un profond sexisme, des sourires bright. On dénote également une pointe d’écologie profonde, très anglo-saxonne : la défense de la nature pour elle-même — la wilderness —, à mille lieux de ce qui se joue aujourd’hui dans les luttes forestières. À Notre-Dame-des-Landes, au Testet, à Roybon ou à Hambach, au-delà de la cause environnementale, c’est un système global qui est dénoncé. Pour sauver la planète, il faut sortir du capitalisme. Les occupants expérimentent ainsi d’autres formes de vie, loin du consumérisme, grâce à l’utilisation de free shop, du prix libre, de l’autoconstruction et de l’autonomie alimentaire.

« La marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale »

Le nouvel esprit du capitalisme tente en permanence de capturer et de neutraliser cette critique. Comme l’écrivait Guy Debord, dans La Société du spectacle, « le vrai est un moment du faux » et « la diffusion massive d’images » occulte le fait que « la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » [1]. La publicité nous pousse à consommer toujours plus, au-delà de nos besoins réels. Et si elle nous invite désormais à acheter des écoproduits, des objets « responsables » ou naturels, la logique reste fondamentalement la même. La maximisation du profit prédomine. Alors oui, Replay utilise, dans ses processus de fabrication, moins d’eau, délave ses jeans au laser et non au sablage ou au chlore — ça ne fait pas de cette multinationale pour autant une amie de l’écologie. Dites, combien sont payées ses ouvrières à la chaîne en Turquie ?

André Gorz expliquait, dans son livre posthume Écologica, les racines de son engagement : « Mon point de départ a été un article paru dans un hebdomadaire américain vers 1954. Il expliquait que la valorisation des capacités de production américaines exigeait que la consommation croisse de 50 % au moins dans les huit années à venir, mais que les gens étaient bien incapables de définir de quoi seraient faits leur 50 % de consommation supplémentaire. Il appartenait aux experts en publicité et en marketing de susciter des besoins, des désirs, des fantasmes nouveaux chez les consommateurs, de charger les marchandises même les plus triviales de symboles qui en augmenteraient la demande. » [2]

Que vaut un jean aujourd’hui s’il n’est pas agrémenté d’un petit supplément d’âme, d’une histoire et d’un esprit rebelle pour plaire aux « tribus » de consommateurs ? Paradoxalement, l’image galvaudée de l’écologie ouvre de nouveaux marchés pour l’industrie de masse et les multinationales de la mode. Au mépris du combat mené par les activistes sur le terrain. De l’or, le capitalisme fait toujours de la boue.

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