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Luttes

Un an après l’expulsion, l’héritage vivace de la Zad de Notre-Dame-des-Landes

Le 9 avril 2018, après des années d’occupation et d’expérimentations, la Zad de Notre-Dame-des-Landes était expulsée dans une répression policière intense. Un an après, des personnalités confient à Reporterre quel héritage ils portent de cette alternative humaine et politique sans précédent.

Geneviève Pruvost : « La Zad pose cette question : est-ce que j’ai besoin de mille autorisations pour vivre ou est-ce que je peux inventer ma vie ici et maintenant ? »

Geneviève Pruvost.

Geneviève Pruvost est sociologue. Elle a contribué à l’ouvrage collectif Éloge des mauvaises herbes (éd. Les liens qui libèrent).

« Je suis allée pour la première fois à la Zad au moment des expulsions de 2012, avec des étudiants. Après la manifestation de réoccupation, l’énergie était immense. Ce lieu assiégé accueillait énormément de passage, une convergence des comités de soutien. On sentait l’envie de prêter main-forte dans cette confrontation totale entre l’État et des gens qui veulent vivre autrement.

J’y suis retournée, aimantée par un accueil inconditionnel. La veille de Sème ta Zad, en 2013, je suis arrivée en pleine nuit, mais je n’ai jamais douté de trouver un endroit où dormir. Au pire, je me serais mise dans la salle commune, à côté du poêle. Je savais que ma minuscule présence, comme des milliers d’autres, serait accueillie à bras ouverts. Quelles que soient ses capacités physiques, le temps dont on dispose, sans qu’on ait à dire qui on était ou à être introduit, on peut contribuer et trouver une place.

Quand je rencontre quelqu’un qui vient pour la première fois, je lui donne des infos pour qu’il puisse se repérer, comme on l’a fait pour moi, en sachant qu’il les répétera le lendemain à quelqu’un qui viendra d’arriver. La capacité d’accueillir et d’être accueillant se répercute immédiatement. C’est la puissance de ce mode d’organisation très accessible !

En 2012-2013, les lieux n’étaient pas vraiment appropriés. Pour un article, je me suis intéressée aux occupants d’une même cabane : tous les deux mois, il y avait une nouvelle personne ! Les cabanes étaient le produit de ces occupants qui se succédaient sans s’être forcément rencontrés, et toutes ces mains pas coordonnées contribuaient à les rendre belles.

Il n’y a pas d’autre lieu où l’on puisse marcher, pique-niquer, s’autoorganiser sur autant d’hectares en étant si loin de l’État. La Zad pose cette question : est-ce que j’ai besoin de mille autorisations pour vivre ou est-ce que je peux inventer ma vie ici et maintenant ? Je suis reconnaissante envers ces gens qui ont le courage de vivre cette vie, en prenant tous les risques. »


Alessandro Pignocchi : « La Zad est suffisamment grande pour qu’on ait la sensation qu’elle est l’ébauche d’un monde autre »

Alessandro Pignocchi.

Alessandro Pignocchi est anthropologue et dessinateur de bandes dessinées. Sa bédé consacrée à la Zad, La recomposition des mondes (éd. Seuil), sortira le 18 avril.

« Je suis allé sur la Zad pour la première fois début 2018, après l’abandon du projet d’aéroport, et j’y ai passé deux mois. Depuis, j’y passe de plus en plus de temps, les lieux et les habitants sont devenus des amis.

J’y suis d’abord allé dans une perspective théorique. Je voulais voir si, comme l’écrivent certains auteurs [Bruno Latour dans Où atterrir ?, Descola dans sa dernière interview à Libération, Servigne dans Comment tout peut s’effondrer], il s’agissait en effet du berceau d’un nouveau rapport au monde, débarrassé de la distinction entre Nature et Culture. Si, sur place, on avait en effet su s’affranchir du couple exploitation/protection qui fonde le rapport occidental moderne aux non-humains et aux territoires.

Et ce que j’y ai trouvé à largement dépassé mes espérances. Ces idées, sur lesquelles je travaillais jusque-là de façon théorique, étaient ici réalisées en acte. Sur la Zad, l’absence d’une sphère économique autonome et surplombante libère les espaces nécessaires pour tisser des relations affectives, de sujet à sujet, avec plantes, animaux et territoire, et ainsi réintégrer ce qui ailleurs relève de « l’environnement » au cœur de la vie sociale. Sur place, personne n’utiliserait d’arguments de type « services écologiques » pour justifier son intérêt pour une mare ou une prairie. Personne ne dirait qu’il faut défendre la forêt de Rohanne parce qu’on en tire du bois.

Les relations de sujet à sujet s’expriment notamment dans l’élevage. Les éleveurs de la Zad racontent que, quand ils doivent se résoudre à tuer un agneau, ça les vide émotionnellement pour le reste de la journée. Ce ne sont pas les mêmes dispositions psychologiques que celles d’une personne travaillant dans un abattoir, qui est contrainte de considérer les bêtes comme des objets, sans quoi elle deviendrait folle. La modernité oblige à voir comme des « ressources » les non-humains, mais aussi une partie croissante de l’humanité ; sur la Zad, c’est le mouvement inverse, de plus en plus de non-humains sont intégrés à la sphère des sujets moraux.

On peut tous, ponctuellement, avoir des relations de sujet à sujet avec des animaux ou des plantes. Mais sur la Zad, donc sur un territoire tout de même relativement étendu, c’est ce mode de relation qui fonde le rapport au territoire et à ses habitants, humains et non-humains. La Zad est suffisamment grande pour qu’on ait la sensation qu’elle est l’ébauche d’un monde autre. »


Christophe Laurens : « Sur la Zad, on croit à l’avenir, toutes les heures vécues ont du sens et sont brassées dans une même dynamique politique »

Christophe Laurens.

Christophe Laurens est enseignant au diplôme supérieur d’arts appliqués (DSAA) « alternatives urbaines » de Vitry-sur-Seine. Avec ses étudiants, il a réalisé un relevé des cabanes de la Zad, publié sous le titre Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre (éd. Loco).

« Avec les étudiants du DSAA Alternatives urbaines de Vitry-sur-Seine, nous sommes allés sur la Zad dès 2015 faire un relevé des cabanes. Nous avons été frappés par leur caractère divers, inventif. Il y a autant de résultats que de manières de construire. Les habitants font feu de tout bois, avec de la récup et des savoir-faire locaux.

Au-delà des cabanes, la Zad est une manière particulière d’habiter le bocage. Chaque groupe a des lieux communs — la cuisine —, et individuels — les chambres, les caravanes. Pour aller de l’un à l’autre, on traverse le jardin, le pré, parfois sous la pluie ; le pré et la pluie font partie de l’espace habité. À l’échelle de la Zad, l’habitat est dispersé, mais avec des communs : les chantiers collectifs, l’Ambazada, où viennent aussi des gens de l’extérieur. Les gens circulent, les collectifs se recomposent avec une grande souplesse.

Il n’y a pas vraiment d’attachement à l’objet maison. Si quelqu’un part, un autre s’occupera du jardin. Quand la belle grosse cabane des 100 Noms a été détruite au printemps dernier, Cédric, qui y vivait, m’a dit que ce n’était pas grave, qu’il savait où dormir. Au début, cela était lié au caractère provisoire de la lutte contre l’aéroport, puis cela s’est transformé en volonté politique d’expérimenter une relation d’usager. Maintenant que l’État propose aux habitants de devenir des petits propriétaires, cela ne les intéresse pas, ils préfèrent acquérir les terres en commun.

Ce qui m’a marqué à la Zad, c’est cette ambition totale de vouloir vivre autrement. Partout ailleurs règne le sentiment que le monde va mal, que faire autrement est compliqué, voire impossible. Sur la Zad, on croit à l’avenir, toutes les heures vécues ont du sens et sont brassées dans une même dynamique politique. Pour moi, c’est devenu un lieu ressource, qui m’aide à vivre. Cette espérance dans l’air n’est pas courante. »


Stéphane Betbeder : « Je suis une des pousses des mauvaises herbes de la Zad »

Stéphane Betbeder.

Stéphane Betbeder est scénariste de bandes dessinées. Il a publié L’Arche de Néo (éd. Glénat), une histoire d’animaux inspirée des expulsions de la Zad.

« La première fois que je suis venu, c’était pour la marche des bâtons, en octobre 2016. J’y suis retourné pour documenter L’Arche de Néo. La dernière fois, c’était en avril 2018, lors de la tentative de reconstruction du Gourbi, où l’on a porté la charpente à travers les lignes de CRS, au milieu d’une répression hallucinante.

La Zad m’a nourri intellectuellement. À ma dernière visite, j’ai assisté à un débat avec des urbanistes et des gens du triangle de Gonesse [1], qui critiquaient la manière dont l’État influait sur les grandes métropoles et insistait sur l’importance de retrouver une souveraineté locale. Cela m’a aussi encouragé à lire certains livres, comme Éloge des mauvaises herbes. J’ai réalisé que beaucoup de choses n’allaient pas et cela m’a radicalisé dans ma vision de l’écologie.

À La Rolandière, j’ai discuté avec des antispécistes. Je les trouvais radicaux, mais après ces échanges je les comprends de mieux en mieux. Je suis végétarien depuis sept ans, je réfléchis à devenir végétalien. J’ai aussi rencontré des néo-ruraux dont les vaches, qui paissaient tranquillement, avaient l’air bien. Ça m’a fait plaisir de voir ces animaux considérés non pas comme des machines à produire mais comme des individus. Quand j’ai commencé à travailler sur ma bédé, qui raconte le parcours d’animaux obligés de fuir un havre de paix et leur crainte de l’abattoir, ce havre de paix était forcément la Zad.

La Zad m’a lancé sur un autre chemin. J’ai décidé de quitter la ville. Il y a dix jours, j’ai participé à l’action d’Extinction Rebellion à Paris. Si je n’étais pas passé par la Zad, je ne pense pas que je me serais engagé comme ça. Je suis une des pousses de ces mauvaises herbes ! »


Nathalie Quintane : « Le sentiment de liberté qu’on éprouve sur la Zad permet de réaliser à quel point on se sent surveillé au-dehors »

Nathalie Quintane.

Nathalie Quintane est écrivaine et poète. Elle a contribué à l’ouvrage collectif Éloge des mauvaises herbes. (éd. Les liens qui libèrent).

« En 2016, pendant Nuit debout, je suis allée tracter contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Sisteron, dans les Alpes-de-Haute-Provence, et j’ai été convoquée à la gendarmerie. Je me suis dit qu’il devait se passer là-bas quelque chose d’important pour qu’ils réagissent de la sorte et j’ai décidé d’aller voir.

J’y suis entrée avec un ami nantais, par la route des chicanes. Là, on est entrés dans un autre monde. Il faisait beau, j’ai vu une fille faire du stop, un camion passer avec des jeunes et des moins jeunes assis jambes pendantes sur la plate-forme. Cela m’a rappelé le monde de mon enfance, dans les années 1960, où il n’y avait pas encore trop de contraintes ; mes vacances dans un village du Sud de la France, un peu émancipé, un peu bordélique, un peu de guingois. Il reste des enclaves où les gens sont laissés à leurs initiatives et à leur liberté, où l’on ne se sent pas surveillé tout le temps. C’est toute l’importance de la Zad : le sentiment de liberté qu’on y éprouve permet de réaliser à quel point on se sent surveillé au-dehors.

Quand on a vu le grand dôme, beau et ocre, qui venait d’être construit, j’ai compris que c’était aussi un lieu d’expérimentations. À l’accueil, on m’a donné le gros bouquin Constellations, qui m’a appris que des gens de la Zad et de No-Tav avaient travaillé ensemble de manière très intelligente. J’ai trouvé que c’était une preuve d’intelligence historique et tactique. Pour moi, la Zad, c’est ça : un lieu où expérimentations et réflexions vont ensemble, sans cette séparation stupide entre les intellos et les manuels qui tue notre capacité d’agir. »


Christophe Bonneuil : « La Zad permet d’explorer des façons de faire vivre ensemble, sur un même territoire, des humains et des non-humains qui ont des pratiques très différentes »

Christophe Bonneuil.

Christophe Bonneuil est directeur de recherches en histoire au CNRS. Il a contribué à l’ouvrage collectif Éloge des mauvaises herbes. (éd. Les liens qui libèrent).

“ Je suis allé sur la Zad pour la première fois pour la manif de réoccupation, en 2012. Puis j’ai fait des relevés avec des Naturalistes en lutte pour déconstruire les propositions de Vinci en matière de compensation écologique. Au fil du temps, des amitiés se sont nouées. En 2013, avec la commission écologie d’Attac, on a passé une semaine là-bas, à se réunir le matin et à donner des coups de main pour monter les chapiteaux l’après-midi. J’y ai emmené mes ados écouter HK et les Saltimbanks.

Il y a deux ans, alors que les menaces d’expulsion se précisaient, on est plusieurs « gens de livres » à avoir lancé le collectif Barricade de mots. On s’est engagés à défendre la bibliothèque du Taslu. D’habitude, les intellectuels soutiennent en publiant des textes et des tribunes, mais on voulait aller au-delà. Un an plus tard, quand les opérations de gendarmerie ont commencé, on est plusieurs à y être allés.

Pour moi, il s’agit d’un soutien politique à un lieu d’expérimentation en marge d’un capitalisme destructeur de la planète. La Zad permet d’explorer des façons de faire vivre ensemble, sur un même territoire, des humains et des non-humains qui ont des pratiques très différentes ; et, à travers des milliers de réunions et du temps perdu, de prendre soin de cette diversité. Dans Comment atterrir, Bruno Latour fait la distinction entre les Modernes, qui veulent poursuivre le processus de capitalisme industriel d’organisation du monde, et les Terrestres, qui pensent appartenir à la terre plus qu’elle ne leur appartient, veulent en prendre et soin et expérimenter une autre manière d’être au monde. La Zad nous apprend à être Terrestres.

Lors d’une réunion organisée par les zadistes avec les habitants des villages alentour, j’ai été frappé par les différences de postures. Les habitants disaient « il faudrait que »« il faudrait que quelqu’un ramasse les poubelles » — dans une attitude de citoyens passifs, consuméristes. À l’inverse, les zadistes se sentaient responsables de tout. Cela m’a ému. J’ai pensé que trois jours plus tôt, chez moi à Montreuil, j’avais entendu comme un coup de feu dans la rue, mais je n’étais pas sorti de chez moi. Dans notre monde, on peut passer à côté d’un sans-abri en train de crever de faim dans le métro. Le sujet politique qui se construit à la Zad, et peut-être aussi sur les ronds-points des Gilets jaunes, me semble plus intéressant que le sujet consumériste et individualiste de nos démocraties qui ne vont pas bien.”

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