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Avez-vous faim ? Dans le Jura, une usine élève des insectes

Dans le Jura, une entreprise élève soixante-douze tonnes de larves de ténébrions meuniers. Transformés en farine, les insectes deviennent une nourriture de choix pour les animaux : aussi protéinée que de la viande de bœuf, mais avec une empreinte carbone minime. Prochaine étape : la consommation humaine.

Damparis (Jura), reportage

« C’est un élevage, mais à une échelle un peu différente. Le Tenebrio molitor est un animal grégaire, l’isolement le stresse donc il ne nécessite pas beaucoup de place. Il vit dans le noir, il ne grimpe pas. Les adultes ne savent pas voler » : notre guide, Henri Jeannin, est entomoculteur (éleveur d’insectes) depuis 2005. Équipé d’une blouse, de surchaussures, d’une charlotte et d’un casque, il nous fait visiter la ferme verticale d’Ynsect à Damparis, près de Dole, dans le Jura. Soixante-douze tonnes de larves de scarabée Tenebrio molitor y sont élevées dans des bacs en plastique recyclés, entassés sur une vingtaine de mètres de hauteur.

Ces larves, appelées aussi vers de farine, sont ensuite transformées en nourriture pour animaux. Ils constituent une source de protéines à faible empreinte carbone : alors qu’il faut dix kilogrammes de nourriture pour produire un kilo de viande de bœuf, il en faut seulement deux pour produire un kilo de larves, indique Anaïs Maury, directrice de la communication d’Ynsect. Pour un même apport nutritif, les scarabées requièrent 98 % en moins d’espace que les champs et prairies nécessaires pour nourrir les bovins, et 45 % de ressources en eau, en nourriture et en électricité en moins. « Ce sont des insectes qui vivent naturellement en grappe pour éviter les prédateurs, et sous des feuilles pour être dans le noir. Nous leur procurons le même milieu. On ne les retrouve pas à des densités supérieures dans l’élevage que dans la nature », complète Jean-Gabriel Levon, vice-président de la start-up.

Les ténébrions meuniers sont élevées dans des bacs en plastique entassés. © Roxane Gauthier/Reporterre

À Dole, la plupart des opérations sont automatisées. Des employés s’occupent du contrôle et de la maintenance mais ce sont des robots qui nourrissent les insectes, sous l’œil d’Henri Jeannin. Deux à trois fois par semaine, dans une température stabilisée à 26 °C, et une humidité à 60 %, les insectes partent au « nourrissage » : les bacs sont sortis de leur emplacement par un robot, qui les dépose ensuite sur un tapis roulant. Là, un tuyau déverse dans les bacs un mélange de céréales, composé principalement de son de blé. « Nous ajoutons aussi du « pâton » : une pâte mélangée à de l’eau, pour que les vers de farine puissent boire », explique Vincent Duquenne, conducteur de ligne en élevage.

Les larves sont transformées en une poudre protéinée et en une huile

Au bout de dix à treize semaines, 95 % des larves partent en transformation, les autres continuent leur cycle pour assurer la reproduction d’une future population. Une fois dans l’unité de transformation, elles sont ébouillantées puis pressées, centrifugées et séchées. De quoi produire deux produits destinés à la nutrition animale : une poudre fort protéinée et une huile riche en acides gras.

Transformées en farine, les larves représentent une nourriture de choix pour les animaux : elle sert aujourd’hui d’ingrédient dans la fabrication d’aliments pour les poissons d’élevage (jusqu’alors nourris à la farine de poisson) et pour les chiens et les chats. « Des études ont montré que, nourris avec notre protéine, les poissons d’élevage grandissent 35 % plus vite. On observe aussi une baisse de la mortalité de 40 %. Et bien sûr, il y a un effet durable : on ne pêche pas des poissons pour nourrir les poissons… » En plus de cet apport hyper protéiné, des études menées sur des souris ont montré un frein au développement du cholestérol.

La farine est utilisée pour l’alimentation animale. © Roxane Gauthier/Reporterre

Et dans le ver, rien ne se perd : si la larve de ténébrion meunier finit dans l’assiette, ses déjections, elles, sont utilisées en engrais, compatible avec l’agriculture biologique. « Il est utilisé dans les vignes, le maraîchage. Depuis peu, nous approvisionnons aussi des jardineries pour les particuliers », détaille Anaïs Maury. Au total, près de mille tonnes de matières, dont un tiers de protéines, sortent chaque année de l’usine pilote de Dole.

« Pour nourrir les insectes, nous valorisons des coproduits agricoles locaux, comme le son de blé »

Sur le plan environnemental, Ynsect s’enorgueillit d’avoir une activité « carbone négative ». Cela signifie que la production capture davantage de CO2 qu’elle n’en produit. « Nous sommes une industrie, donc nous émettons du carbone mais nous en séquestrons grâce à notre engrais, et avec notre farine, on évite du transport et de la pêche donc nous contribuons à limiter certaines émissions », dit Anaïs Maury.

« Ynsect s’intègre totalement dans le concept d’économie circulaire », explique le vice-président de l’entreprise Jean-Gabriel Levon. « Pour nourrir les insectes, nous valorisons des coproduits agricoles locaux, comme le son de blé ». Un aspect important pour Ynsect dont l’ambition est de « contribuer à un système alimentaire mondial plus durable », complète Henri Jeannin. « Nous pouvons valoriser des céréales qui ne sont pas toujours utilisées pour l’alimentation du bétail ou des humains. »

Des ténébrions meuniers à différents stades de leur cycle de vie. © Roxane Gauthier/Reporterre

Avec vingt-trois brevets à son actif, la jeune entreprise se positionne comme l’un des champions mondiaux de la filière insectes. Pour honorer ses commandes, le pédégé Antoine Hubert et les trois autres fondateurs d’Ynsect ont lancé la construction d’une troisième usine de 35 mètres de haut à Poulainville, près d’Amiens (Somme) — en plus du site jurassien et d’une usine à Emerlo, aux Pays-Bas [1]. Plantée à proximité de champs de blé, dont elle récupérera le son pour nourrir ses bestioles, elle devrait produire en 2022 environ 100 000 tonnes de protéines et fertilisants, et le double en 2023. Le tout va créer 500 emplois directs et indirects sur un territoire qui se remet à peine des fermetures de Whirlpool et Goodyear.

Julie Balzer s’occupe du contrôle qualité. © Roxane Gauthier/Reporterre

La société souhaite aussi rejoindre le podium des entreprises éthiques : depuis quatre ans, chez Ynsect, les jeunes pères peuvent bénéficier de 70 jours de congé parental, rémunérés à 100 %. C’est bien plus que l’augmentation à 28 jours promise par le gouvernement à l’été 2021. Depuis avril, les plus bas salaires ont aussi été augmentés de 35 %. Par ailleurs, à travers un dispositif d’actionnariat salarié, les employés vont pouvoir détenir des parts de la société. Ils seront aussi représentés dans les instances gouvernantes.

Bientôt dans nos assiettes ?

Jusqu’à présent, seuls les animaux d’élevage ou de compagnie pouvaient être nourris de farine d’insectes. Cela va changer. Le 4 mai, la Commission européenne a autorisé pour la première fois la consommation humaine de vers de farine. « C’est un nouveau marché que nous pressentions et espérions depuis le début », dit Jean-Gabriel Levon. « Beaucoup de populations à travers le monde consomment déjà des insectes. Mais en Europe, il y a encore de réels freins psychologiques », souligne toutefois Anaïs Maury.

Dans la zone de contrôle, Vincent Duquenne supervise le nourrissage. © Roxane Gauthier/Reporterre

Plutôt que servir des vers frits, l’entreprise propose de se concentrer sur des produits protéinés pour les sportifs. « Ils sont généralement plus ouverts à de nouveaux aliments permettant d’améliorer leur performance. Et ils pourront ensuite servir d’ambassadeurs pour démocratiser ce produit. » L’objectif, à terme, étant d’aller vers plus de goût et plus de plaisir. « On sait que ça prendra du temps », dit Anaïs Maury. En tout cas, pour Henri Jeannin, la protéine d’insectes est l’aliment de demain : « Elle répond parfaitement aux besoins nutritionnels des animaux et des hommes. C’est notre prochain défi alimentaire. »

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