Aux États-Unis, la répression s’abat sur les opposants à la « ville des flics »

Manuel Teran, dit « Tortuguita » (la petite tortue), un défenseur de la forêt d'Atlanta et âgé de 26 ans, a été tué par la police. - © Elijah Nouvelage / Reporterre
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Luttes Monde Forêts LibertésLa lutte contre la destruction d’une forêt d’Atlanta, aux États-Unis, est vivement réprimée. Les autorités veulent y construire une « cop city ». Mais la mort récente d’un activiste tué dans une action policière relance la mobilisation.
Atlanta (Géorgie, États-Unis), reportage
« Vous avez entendu ? Ce sont des policiers qui s’entraînent. Vu la cadence, ce sont des armes automatiques. » Timothy [*] s’arrête subitement et regarde en direction des détonations. Ce riverain nous emmène dans la forêt Welaunee, dans le sud-est d’Atlanta (États-Unis). À quelques encablures du bois, les policiers disposent d’un stand de tir non référencé. Ces détonations répétées donnent un petit aperçu de l’avenir de cette forêt, avec la construction d’un immense complexe d’entraînement pour policiers, surnommé par ses opposants « Cop City ».
Sur 35 hectares, le complexe à 90 millions de dollars abritera une mini-ville pour recréer des situations armées, y compris une zone d’atterrissage pour un hélicoptère militaire Blackhawk — démentie depuis par les pouvoirs publics. La fondation pour la police d’Atlanta a présenté le centre comme une manière de « remonter le moral » des policiers après d’importantes manifestations en juin 2020.
Depuis novembre 2021, des occupants se sont installés dans la forêt. Des raids réguliers de la police visent à disperser les zadistes. La dernière opération a causé la mort d’un des occupants, Manuel Teran, dans des circonstances qu’une enquête doit encore déterminer. En cette fin janvier, seuls les débris des anciennes installations sont visibles.

L’ouverture de Cop City, était prévue initialement pour la fin 2023. Elle a pris du retard car les promoteurs attendaient notamment une ultime autorisation administrative. Mais la multiplication des interventions policières et l’intensification de la répression semblent annoncer un début des travaux imminent. Ceci malgré un recours juridique non suspensif.

« Terrorisme » : un prétexte
Timothy revient pour la première fois sur place depuis le décès de Manuel Teran, dit « Tortuguita » (la petite tortue), âgé de 26 ans, lors d’une opération policière. Il s’arrête sur un chemin, ému : « Je me rappelle l’avoir rencontré ici au printemps. Il faisait à manger et était venu vers moi se présenter. » Le militant s’attarde devant un feu éteint, qui était entretenu « depuis une rencontre avec des Indigènes il y a huit mois » sur cette terre autrefois confisquée à leurs ancêtres.
Il ramasse quelques affaires de camping qu’il avait déposées. « Ici c’est un peu comme sur la lune, quand tu laisses quelque chose, il reste longtemps », observe le jeune homme, musicien qui gagne sa vie en testant des médicaments pour les entreprises pharmaceutiques. Entre les cabanes détruites, il s’arrête sur les anciens lieux de vie, un atelier de réparation, une aire « où on avait fait un festival pendant l’été » ou encore la cuisine, relativement préservée par rapport aux autres installations, mises en pièces par les policiers.

« Pour moi, c’est ça le vrai “terrorisme”. Tout détruire, dire aux gens de se casser et d’aller se faire foutre », dit Timothy. Le mouvement Stop Cop City a connu des arrestations dès les premières contestations devant la mairie en 2021, mais depuis quelques mois, certains opposants sont qualifiés de « terroristes » par le gouverneur de Géorgie, Brian Kemp (républicain), ou le maire de la ville, Andre Dickens (démocrate).
Ce n’est pas qu’une rhétorique politicienne. Treize militants incarcérés sont poursuivis pour « terrorisme domestique » et risquent ainsi de cinq à trente-cinq ans de prison. Cinq ont été arrêtés dans la forêt en décembre, puis sept en janvier et six à la manifestation du samedi 21 janvier, après la mort de « Tortuguita », manifestation qui a été émaillée d’importants dégâts (devantures abîmées, une voiture de police brûlée).

« Une loi de 2006 contre l’intrusion dans les élevages d’animaux avait déjà permis de poursuivre les militants écologistes pour terrorisme, explique l’avocat Wingo Smith, dont le cabinet Spears & Filipovits assiste la famille de Manuel Teran. Puis, en Géorgie, une loi en 2017 à l’époque des grands rassemblements anti-Trump et de Black Lives Matter a décliné cette notion en l’appliquant aux atteintes contre les infrastructures gouvernementales. À notre connaissance, c’est la première fois que de telles poursuites sont engagées ici. »
Le juge maintiendra-t-il les poursuites pour « terrorisme intérieur » ? « On s’attend à ce que ces accusations soient levées, mais c’est une stratégie pour effrayer la population, les décourager de participer et enfermer des opposants », poursuit Marlon Kautz, du Fonds de Solidarité d’Atlanta, qui apporte de l’aide juridique aux militants poursuivis. La stratégie sera-t-elle payante ? Marlon Kautz dit connaître un afflux de dons et de propositions d’avocats depuis la mort de Manuel Esteban Paez Teran. De la Floride à la Californie, des dizaines de rassemblements ont eu lieu à travers les pays. Les médias nationaux s’intéressent à Cop City alors que les autorités ne communiquent plus sur le projet.

Combats historiques
Comme chaque mercredi soir, une distribution de nourriture se déroule sur le parking à l’entrée de la forêt. Une semaine après la mort de « Tortuguita », une trentaine de personnes est présente, soit « autant que d’habitude », selon une habituée. Autour des gamelles, beaucoup de riverains, décontenancés par la rhétorique sur les supposés « terroristes » venus d’ailleurs. En effet, le chef de la police, Darin Schierbaum, répète à l’envi que les individus arrêtés « viennent d’autres États ».
Atlanta a toujours été un carrefour de migration entre la Floride, le Sud et la côte Est. « Quelqu’un qui a zéro connexion avec Atlanta ne peut pas survivre quatorze mois dans cette forêt, ça n’a aucun sens. On ne peut même pas boire de l’eau tellement elle est polluée. Si ces personnes peuvent rester ici, c’est parce qu’elles sont soutenues », dit Elbert, venu avec quelques amis.

Vêtue d’une veste Patagonia et habituée de la forêt pour promener son chien, Eden estime que la situation « rappelle la mort de Rémi Fraisse au barrage de Sivens », en France. Inquiète pour le risque accru d’inondation avec cette artificialisation de terres humides, elle se raccroche à l’espoir que le drame agisse tel un détonateur chez les décideurs. « Je pense que personne n’est satisfait de ce qui est arrivé. Même ma mère peut s’identifier à cette personne, qui aurait pu être son fils », décrit la jeune trentenaire aux cheveux blonds.
Kamau Franklin est l’une des figures du mouvement. À New York, il a fondé le Community Movement Builders, un mouvement d’émancipation de la communauté noire reprenant les préceptes de Malcolm X. Il habite à Atlanta depuis douze ans. Dans un café à l’extérieur de la ville, il analyse la sémantique, qui désigne les personnes venues de l’extérieur, les « agitateurs extérieurs » ou « outsiders » : « Elle sert à diviser les “bons” des “mauvais” opposants. C’est la rhétorique des ségrégationnistes du Sud. »

Selon M. Franklin, les élus ont tout fait pour attirer des entreprises qui embauchent des travailleurs de l’extérieur. « Cela a pour conséquence de créer de l’embourgeoisement, d’augmenter les loyers et de repousser en particulier la classe ouvrière afro-américaine toujours plus loin. La ville d’Atlanta est passée sous les 50 % de population afro-américaine contre plus de 60 % dans les années 2000. » Un phénomène qui s’était accéléré avec l’accueil des Jeux olympiques en 1996. « Ces terrains dans la forêt étaient désignés pour pouvoir être aménagés et utilisés par les habitants des environs, des quartiers majoritairement noirs. Toute cette promesse a été annulée. »

Depuis la mort de Tortuguita, quelques voix jusque-là silencieuses se sont fait entendre. Deux membres de la Chambre des représentants ont demandé une enquête indépendante. La fondation de l’ex-président Jimmy Carter, originaire d’Atlanta, a enjoint aux autorités « d’initier un dialogue constructif » pour répondre « aux problèmes communautaires et environnementaux au centre des manifestations ».
Les opposants se sentent désormais au milieu d’un combat qui dépasse la Géorgie. Ils viennent d’ailleurs de découvrir que le centre projette d’accueillir 43 % de policiers qui viennent d’autres États. « Personne ne les appelle des “agitateurs de l’extérieur” », ironise Kamau Franklin. En face, le gouverneur a de son côté déclaré l’état d’urgence, qui permet d’appeler 1 000 membres de la garde nationale en renfort en Géorgie.