Dans les Hautes-Alpes, malgré la répression, la solidarité est vive avec les migrants

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Libertés PolitiqueLa situation est dure pour les migrants et ceux qui les soutiennent dans les Hautes-Alpes. Trois morts ont été recensés depuis début mai et le procès des « Trois de Briançon », poursuivis pour « aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire national et en bande organisée », a été repoussé au 8 novembre. Mais les montagnards maintiennent la solidarité.
- Briançon et Gap (Hautes-Alpes), reportage
Les montagnards solidaires des migrants n’ont pas cessé d’avoir cette crainte tout l’hiver, « retrouver des corps à la fonte des neiges ». Ils ne s’attendaient pas à l’irruption de militants d’extrême droite, tels ceux du groupuscule Génération identitaire qui fait de la communication et de l’intimidation depuis le 21 avril dans le Briançonnais. Ils savaient qu’ils risquaient d’être réprimés pour leurs « délits de solidarité », puisque des dizaines d’entre eux avaient déjà été convoqués pour être entendus par la police ou la gendarmerie. À l’image de Benoit Ducos, ce maraudeur qui avait sauvé une femme enceinte en mars. Mais ils ne pensaient pas que l’action de solidarité mènerait jusqu’en prison. C’est pourtant ce qui est arrivé aux « Trois de Briançon », qui ont passé 9 jours en détention provisoire aux Baumettes, à Marseille, pour avoir participé à une marche qui a franchi la frontière en compagnie des migrants pour répondre au coup médiatique des Identitaires. Ces derniers, alors qu’ils pourraient être poursuivis, selon les propres analyses du ministère de la Justice, poursuivent leurs méfaits sans être inquiétés.

En un mois et demi, la répression et la situation humanitaire à la frontière des Hautes-Alpes se sont considérablement aggravées, dans un contexte où la France s’interroge sur la politique migratoire de l’ère Macron. L’engagement présidentiel de naturalisation d’un Malien sans-papiers devenu héros pour avoir sauvé un enfant ne suffisant pas à dissimuler la dureté sans précédent de la politique migratoire et de la répression que subissent ceux qui aident les migrants.
« La fraternité, enfant pauvre de la République »
Jeudi 31 mai, 300 soutiens venus de tout le sud-est de la France, de Suisse et d’Italie se sont rassemblés sur la place du tribunal de Gap pour les « Trois de Briançon », poursuivis pour « aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire national et en bande organisée ». Ils encourent jusqu’à 10 ans de prison et 750.000 euros d’amende. Beaucoup de manifestants arborent un écriteau indiquant « je suis un délinquant solidaire en bande organisée ». Sur des photos affichées devant le tribunal, certains se sont même grimés en bagnard portant cette mention. La veille, une tribune signée par 120 personnalités dont Cédric Herrou et Benoit Hamon, proclamait : « Nous avons aidé, nous aidons et aiderons toute personne migrante dans le besoin. »
Les juges ont prononcé le renvoi du procès des deux jeunes Suisses et de la jeune Italienne, Théo, Bastien et Eleonora, dans l’attente de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel, qui pourrait considérer que la pénalisation de l’aide aux migrants est contraire à la valeur républicaine de fraternité. La question a été déposée devant la justice par les militants solidaires de la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) Cédric Herrou et Pierre Alain Mannoni. « La fraternité est l’enfant pauvre de la République. La liberté et l’égalité, juridiquement, on sait ce que c’est. La fraternité souffre d’une absence de définition », expose Me Djermoune, l’avocat de Théo. « La répression des actes humanitaires, où il s’agit de tendre la main à une personne qui se trouve dans un désarroi humain, heurte sans aucun doute le principe de fraternité », plaide Me Cécile Faure-Brac, avocate de Bastien pour demander la transmission de la même question. Le tribunal de Gap n’ a pas accédé à cette demande.

Les deux jeunes Suisses et la jeune Italienne sont ressortis libres de tout contrôle judiciaire. Depuis le 3 mai, date de la fin de leur détention provisoire, ils étaient assignés à résidence en France avec l’obligation de ne pas quitter le département dans lequel ils résidaient et l’interdiction de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Eleonora a choisi de ne rien dire publiquement. La semaine précédant l’audience, les deux Helvètes avaient fait le choix de s’exprimer dans une conférence de presse. « La répression est dure à vivre pour nous, elle l’est encore plus pour les migrants », disaient-ils. À peine soulagés de retrouver leur pleine liberté, ils ont une nouvelle fois tenu à dénoncer. « La question de fond, ce sont les raisons politique, économique et climatique des migrations. Le capitalisme et son histoire, faite d’esclavage, de colonialisme et d’impérialisme en sont la cause », nous dit Bastien. L’audience, accompagnée d’un nouveau rassemblement, aura lieu le 8 novembre.
« Des drames qui ne sont pas des accidents »
La funeste crainte hivernale des montagnards solidaires des migrants s’est réalisée au printemps. Le 25 mai, « le corps d’un homme à la peau noire », comme l’a écrit la presse italienne, a été retrouvé sur un sentier de Bardonecchia. Un bourg d’où partent les exilés à pied pour le col de l’Échelle et la France. Le même jour, Le Giro, le tour cycliste d’Italie, faisait étape à la station de sport d’hiver du Piémont. Les commentateurs sportifs n’ont rien dit de la triste découverte, obnubilés par une course qui « va rentrer dans les annales du cyclisme ». Pour l’instant, l’enquête ne dit pas combien de temps ce mort a passé sous la neige. Il pourrait n’être que le premier d’une longue série.

Depuis deux ans, à mesure que la frontière se barricade dans les Alpes-Maritimes (Menton et la vallée de la Roya), les migrants sont de plus en plus nombreux à emprunter la route entre Turin et Briançon. En voulant échapper aux contrôles au col de l’Échelle (1.762 m) ou de Montgenèvre (1.850 m), ils prennent des risques en haute montagne. Dénonçant entre autres dans un communiqué du 22 mai des « drames qui ne sont pas des accidents mais bien la conséquence d’une politique mortifère », l’association Tous Migrants ne cesse de demander l’arrêt des opérations de la police aux frontières (anciennement police de l’air et des frontières), de la gendarmerie et des militaires de l’opération Sentinelle. « Ils utilisent toujours plus de moyens : des lunettes infrarouges pour voir la nuit, des motoneiges et des VTT pour patrouiller en forêt, des tenues pour se camoufler », raconte Anaïs [*], du lieu d’accueil Chez Marcel. Depuis début mai, « la frontière a tué deux fois. Ce qui renforce la légitimité de nos arguments et de nos actions », dit Agnès Antoine, de l’association Tous Migrants.
L’hiver exceptionnellement neigeux a fini par laisser place à un printemps verdoyant. Le grondement des torrents en fond de vallée rappelle les dangers de la montagne. Le 7 mai, Blessing Matthew, une Nigériane de 21 ans, s’est noyée dans la Durance. Elle y serait tombée à la hauteur du hameau de La Vachette, sur la route entre Montgenèvre et Briançon, en essayant d’échapper « à une course poursuite » des forces de l’ordre, selon les termes de Tous Migrants. Le corps avait été retrouvé au barrage de Prelles, à sept kilomètres en aval de Briançon. La violence des flots lui a arraché les vêtements et a effacé son visage, comme l’a raconté Mediapart.

Alors qu’elle a des papiers en Italie, la sœur de Blessing Matthew n’a pas pu entrer en France pour reconnaître le corps et rendre un dernier hommage à la défunte. Les autorités ont récupéré son ADN à la frontière, ce qui a permis l’identification de sa sœur.
Le 18 mai, à moins de deux kilomètres du lieu où Blessing se serait noyée, Alpha Diallo, un autre Africain, a été retrouvé mort par des promeneurs, victime d’épuisement. Il a été inhumé ce jeudi 30 mai au hameau des Alberts, non loin du lieu de sa mort. Ce vendredi 1er juin, les montagnards solidaires lui ont rendu hommage, comme ils l’avaient fait pour Blessing, « en noir, avec fleurs et bougies. Pour ne pas s’habituer ».
L’hommage des montagnards solidaires à Blessing Matthew
Les montagnards solidaires sont déterminés à ne pas laisser leurs montagnes se transformer en cimetière et à ne pas laisser le terrain aux forces de l’ordre et aux identitaires. Ce mardi 5 juin, un nouveau rassemblement est appelé devant le tribunal de Gap. L’audience pourrait prononcer l’expulsion du Chum, une ancienne maison de chef de gare squattée dans la cité cheminote de Veynes pour accueillir des migrants mineurs isolés. Du 8 au 10 juin, des militants italiens et français organiseront un camping itinérant (pour « trois jours de lutte contre les frontières », de Bardonecchia à Briançon). Ce samedi 2 juin, à Paris, se déroule une manifestation pour le retrait du projet de loi Asile et Immigration.
La route des Alpes glisse déjà vers le nord. « Mon homologue de Modane, en Savoie, témoigne que des migrants arrivent par le tunnel du Fréjus ou par le col du Mont-Cenis. On ne pourra pas les empêcher de passer. Ils finiront par aller plus nombreux de l’Italie à la Suisse », dit le maire (divers gauche) de Briançon, Gérard Fromm. Dans le Briançonnais, d’autres tentent leur chance encore plus en altitude, par des cols dépourvus de route. Le maire dénonce l’attitude de l’État et de l’Europe, qui met en danger les migrants, n’aide pas l’Italie et laisse seuls les citoyens et les collectivités gérer l’urgence humanitaire.