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Politique

Droit de l’environnement : une régression « massive » ces derniers mois

Sites industriels « clé en main », dématérialisation des enquêtes publiques... Les restrictions du droit de l’environnement se sont multipliées « de manière massive », mais discrètement, depuis le confinement. Dans le même temps, le gouvernement préférait communiquer sur la Convention citoyenne pour le climat.

« La crise sanitaire n’efface pas l’urgence climatique. » Par ces mots confiés au journal Les Échos en avril 2020, Élisabeth Borne, alors ministre de la Transition écologique, voulait assurer que la relance économique post-confinement n’aurait aucun impact sur les normes environnementales françaises actuelles. Pourtant, depuis plusieurs mois, malgré les différents Conseils de défense écologique (dont le cinquième s’est tenu ce lundi 27 juillet) ou la mise en place de la Convention citoyenne pour le climat, plusieurs mesures gouvernementales ont été prises pour contourner le droit de l’environnement.

« Depuis trois ans, on a sans arrêt des dispositions qui restreignent le droit de l’environnement. Et [le gouvernement a] utilisé la Covid-19 pour en faire passer d’autres », observe Corinne Lepage, avocate et ancienne ministre de l’Environnement. « C’est un mouvement de fond, qui a lieu depuis déjà plusieurs années, confirme Chloé Gerbier, coordinatrice du groupe de juristes pour l’association Notre affaire à tous. On est partis d’un socle [le droit de l’environnement], et on a peu à peu créé des dérogations. Ces derniers mois, ça s’est accéléré de manière massive. » Reporterre a recensé quatre régressions.

8 avril : un pouvoir de dérogation accordé aux préfets dans de nombreux domaines

Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, a annoncé un nouveau décret début avril. Il s’agissait en fait de la généralisation pour toute la France d’un décret en cours d’expérimentation dans certaines régions depuis décembre 2017. À l’époque, 17 départements et trois territoires ultramarins avaient autorisé les préfets à user d’un pouvoir de dérogation « en urbanisme, en agriculture, en environnement… C’était très large », précise la juriste Chloé Gerbier. En deux ans et demi d’expérimentation, 183 arrêtés dérogatoires ont été pris.

En mai 2018, le préfet de l’Yonne a par exemple profité de ce pouvoir pour autoriser l’installation d’une usine de méthanisation dans la petite commune de Germigny, en dérogeant aux normes réglementaires de la zone bleue (construction limitée) du Plan de prévention des risques naturels prévisibles d’inondations. En mars 2019, le préfet de Vendée a, lui, signé une dérogation pour « arrachage, enlèvement et transport de spécimens d’une espèce végétale protégée et pour perturbation intentionnelle de spécimens d’espèces animales protégées », dans le but de réaliser des travaux pour un nouveau parc éolien en mer.

« Un décret en cours d’expérimentation, c’est une possibilité qui est donnée en droit français pour tester des décrets, rappelle Chloé Gerbier. Il doit y avoir un rapport de mi-parcours (dans ce cas, il est bien paru), et un rapport de fin de parcours, pour décider de la généralisation ou non du décret. On attend toujours ce rapport, et pourtant le décret a été généralisé. » Pour cette raison, les associations Notre affaire à tous, Les Amis de la Terre France, Wild Legal et Maiouri Nature Guyane ont déposé un recours devant le Conseil d’État le 27 mai, en espérant faire annuler ce décret du 8 avril. Les Amis de la Terre France avaient déjà tenté – en vain - de faire annuler le décret d’expérimentation de décembre 2017.

23 avril : la dématérialisation de certaines enquêtes publiques exclue une partie des citoyens

Durant la crise sanitaire, le gouvernement a autorisé par ordonnance la dématérialisation des enquêtes publiques de certains projets, lorsque ceux-ci présentaient « un intérêt national et un caractère urgent ». Le projet d’implantation d’une usine Clarebout Potatoes (une société flamande de produits surgelés à base de pommes de terre), près de Dunkerque (Nord), en a fait partie. Le 23 avril 2020, un arrêté a permis la reprise de l’enquête publique (qui s’était stoppée à cause du confinement) par voie électronique. « Je ne vois pas en quoi une usine de pommes de terres surgelées serait d’intérêt public », fustige Chloé Gerbier de Notre affaire à tous.

« Je ne vois pas en quoi une usine de pommes de terres surgelées serait d’intérêt public »

Un collectif de citoyens existait déjà pour lutter contre l’implantation de cette usine, car les riverains craignent des nuisances : odeur de friture, fumée de graisse, pollution visuelle, qualité de l’air, des eaux, trafic routier… Certains habitants ont donc vécu cette dématérialisation de l’enquête publique comme une façon de faire avancer le projet dans le dos des citoyens. Des riverains ont expliqué au micro de France 3 Hauts-de-France qu’ils manquaient d’informations sur ce dossier, que certains d’entre eux n’avaient même pas accès à internet, et qu’ils ne pouvaient pas se mobiliser correctement puisqu’ils étaient dans l’incapacité de se réunir.

« On n’est pas contre l’utilisation des moyens électroniques pour la concertation. Cela peut être une bonne chose, et pour un certain nombre de personnes habituées aux outils informatiques ça peut même être plus simple que de se déplacer, concède Morgane Piederriere, juriste et chargée du suivi législatif pour France Nature Environnement (FNE). Mais cela dit, cela ne peut pas remplacer une réelle enquête publique avec des réunions physiques où le commissaire-enquêteur est là pour s’assurer des bonnes conditions du débat, pour répondre aux questions et apporter des éclairages nécessaires. » « Les très nombreuses contributions déposées par les citoyens démontrent que l’information du public a pu être réalisée dans de bonnes conditions, malgré le contexte sanitaire, grâce aux moyens appropriés et déployés », a de son côté affirmé la préfecture du Nord à nos confrères de France 3.

3 juillet : les préfets vont pouvoir continuer à décider des études environnementales « au cas par cas »

Un nouveau décret décrié par les associations environnementales a été publié début juillet. Celui-ci « maintient la compétence du préfet de région pour mener, dans la plupart des cas, l’examen au cas par cas des projets locaux ».

« À chaque fois qu’on fait un plan (le schéma régional de développement durable par exemple) ou un projet qui est susceptible d’avoir des atteintes sur l’environnement, il faut se poser une question : "Est-ce qu’une évaluation environnementale est nécessaire ?" », explique Morgane Piederriere de FNE. Selon la nomenclature du projet, l’évaluation environnementale peut être systématique (création d’une ligne de tramway par exemple), ou à décider « au cas par cas » (construction d’une gare de tramway par exemple). Dans cette situation, depuis plusieurs années, le préfet est habilité à prendre cette décision.

« Avec France Nature Environnement, on a fait un certain nombre de contentieux qu’on a gagnés, donc on attendait beaucoup de ce nouveau décret, poursuit Morgane Piederriere. Il devait remettre les compteurs à zéro et dire que, non, le préfet n’a pas l’autonomie nécessaire pour être celui qui décide si un projet a besoin d’une autorisation environnementale, parce que bien souvent le préfet est porteur de projets. Évidemment qu’il va avoir tendance à dire ne la faisons pas, il va avoir tendance à en faire le moins possible pour accélérer le projet, s’il est en faveur de celui-ci. » Or le décret du 3 juillet a bel et bien confirmé le maintien des préfets à ce poste de décision. « On leur donne vraiment trop de pouvoirs », regrette Chloé Gerbier de Notre affaire à tous.

20 juillet : l’annonce de 78 sites « clé en main » pour « simplifier la vie des industriels »

Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et Agnès Pannier-Runacher, ministre chargée de l’Industrie, ont dévoilé récemment une liste de 66 nouveaux sites industriels dits « clés en main ». Ils viennent s’ajouter aux douze déjà désignés en janvier dernier. « Un site industriel clé en main, c’est un site pour lequel un industriel peut compter sur un permis de construire délivré en trois mois et une autorisation environnementale délivrée en neuf mois, a expliqué Agnès Pannier-Runacher au micro de RFI. [C’est] une réduction soit par deux soit par quatre du temps normal d’instruction en France de ce type d’autorisations. Pourquoi ? Parce qu’on a fait le travail en amont, parce qu’on est allés vérifier que d’un point de vue environnemental, il n’y a pas de particularité du site qui fait que ça prendra beaucoup plus de temps. » En bref, c’est une mesure pour « simplifier la vie des industriels », a-t-elle garanti.

Ces nouveaux sites inquiètent la plupart des associations environnementales. Si certains sites proposés sont localisés sur des zones déjà artificialisées, ce n’est pas le cas de tous. L’impact de ces installations sur le milieu naturel risque donc d’être compliqué à évaluer. À Dunkerque par exemple, sur la Zone grande industrie (ZGI), l’État propose 80 hectares clés en main. « L’État a fait une étude d’impact, en indiquant les enjeux environnementaux d’une artificialisation, observe Chloé Gerbier de Notre affaire à tous. Il a obtenu les autorisations et a passé des marchés avec des industriels qui vont mettre des projets sur ce site — pas forcément un seul. Or certains sont très particuliers. Cette étude d’impact est donc très généralisée et ne détaille pas les impacts d’un projet très spécifique. »

« On n’est pas opposés au fait qu’un certain nombre d’études soient faites en amont, notamment les études "quatre saisons" [étude de la biodiversité sur quatre saisons pleines], ajoute Morgane Piederriere. Mais le fait d’avoir réalisé une étude de biodiversité sur le site ne peut pas remplacer l’évaluation environnementale. Tant qu’on ne sait pas quelle sera l’activité qui va être mise sur ce site, on ne peut pas savoir quel sera son impact. Et cela ne peut pas être synonyme d’aller à toute vitesse en bâclant la concertation. »

« On est en train de créer une autoroute de dérogations au droit de l’environnement »

« Lorsque le gouvernement a annoncé douze sites clés en main, personne ne s’est vraiment indigné. C’était une petite dérogation, une exception à la règle, ça permettait d’aller plus vite sur ces sites-là parce qu’ils étaient importants, voilà tout. Aujourd’hui on en annonce 66 de plus ! On est en train de créer une autoroute de dérogations au droit de l’environnement, qu’on pourra emprunter quasiment tout le temps », dénonce Chloé Gerbier de Notre affaire à tous.

Elle pointe du doigt le fait que ces changements sont entrepris discrètement, par décrets (en plein mois de juillet pour la plupart), plutôt que dans le cadre d’une réelle réforme du code de l’environnement. « Elle serait très mal vue par les Français, estime Chloé Gerbier. Du coup à la place de ça, le gouvernement prend une tripotée de décrets qui créent une deuxième loi petit à petit. »

« Il faut aller devant les juridictions européennes pour faire condamner la France. Il n’y a plus que ça, martèle l’avocate Corinne Lepage. Le Conseil d’État rend des décisions qui sont plus mauvaises les unes que les autres, le Conseil constitutionnel c’est la même chose. Il n’y a qu’une seule solution : aller devant la cour de la justice de l’Union européenne et la cour européenne des droits de l’Homme. » La lutte peut également se faire à une échelle plus locale, estime Chloé Gerbier : « J’ai bon espoir que certaines collectivités fassent barrage, surtout grâce à la vague verte des municipales, et qu’elles se posent frontalement contre l’obtention de nouveaux terrains. »

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