François Sarano : « La vengeance des orques ? C’est tout à fait fantasmé »

Plus de 500 interactions entre des orques et des voiliers ont été enregistrées autour du détroit de Gibraltar depuis le printemps 2020. - Tim Cole / Unsplash
Plus de 500 interactions entre des orques et des voiliers ont été enregistrées autour du détroit de Gibraltar depuis le printemps 2020. - Tim Cole / Unsplash
Durée de lecture : 7 minutes
Animaux OcéansLes rencontres houleuses entre orques et bateaux sont loin d’être une vengeance de la nature, analyse l’océanographe François Sarano. Au contraire, l’accélération des activités humaines en mer met en danger ces animaux.
Depuis la fin du confinement, en 2020, plus de 500 « interactions » entre des orques et des voiliers ont été recensées à proximité du détroit de Gibraltar. Trois bateaux ont coulé à la suite d’une de ces mystérieuses rencontres interespèces.
Ce comportement, totalement inédit, a suscité un grand intérêt médiatique, laissant parfois entendre qu’un « gang d’orques » vengeresses fomenterait un complot contre les humains.
Cette présentation, douteuse sur le plan scientifique, risque d’encourager certains à s’en prendre à ces cétacés, redoute l’océanographe François Sarano. Or, c’est à nous de composer avec les habitants de l’océan, estime l’auteur du merveilleux « Le retour de Moby Dick ».
Reporterre —Que vous évoque l’emballement médiatique autour des interactions entre des voiliers et des orques au large de Gibraltar ?
François Sarano — Cette question est suffisamment importante aujourd’hui pour qu’on ait besoin d’en parler. Il faut que l’on arrive à trouver une solution. Sinon, comme d’habitude, la seule solution sera l’élimination des orques. À partir du moment où les animaux ne nous sont pas favorables ou nous ennuient, on les tue.
Il y a la même problématique avec les surfers et les requins : on oublie qu’il y a des animaux dans la vague où les surfers pratiquent leur activité — qui est une belle activité. On oublie qu’ils sont chez eux, et on les tue.
Un grand nombre d’articles ont recours à un champ lexical guerrier : on dit les orques « vengeresses », « terrifiantes », perpétrant des « attaques »… Sommes-nous en train de réactiver l’imaginaire des « Dents de la mer » ?
Je suis très surpris qu’on emploie le terme de vengeance. Je n’y crois pas dix secondes. C’est tout à fait fantasmé. Je pense qu’il s’agit plus d’une mesure de protection.
Peut-être que la fameuse Gladis [la matriarche suspectée d’être à l’origine de ce comportement] a perdu son petit, peut-être qu’elle a été blessée… Il est possible qu’elles se méfient et se disent : « Attention, ce truc est très coupant, on va le détruire pour se protéger ». Je fais exactement la même chose avec ma petite-fille. Les épines trop coupantes sur le prunier, je les enlève.
Certains voiliers peuvent aujourd’hui atteindre des vitesses de 40, parfois 50 nœuds [74 à 92 km/h]. Les foils [des appendices qui permettent aux bateaux de compétition de voler au-dessus de l’eau] sont des lames de rasoir. Il y a de plus en plus de collisions. En Méditerranée, la première cause de mortalité des baleines et des cachalots, c’est le choc avec les bateaux. Quand un bateau arrive à 30 nœuds [55 km/h] sur un cétacé, il le tue, surtout si c’est un petit. Et si c’est un petit, il ne s’en rend même pas compte.

Il y a pu avoir un accident dans le détroit de Gibraltar. Si l’une de ces orques a appris à se méfier des bateaux et à détruire tout ce qu’elle croit être dangereux pour elle et son groupe, il me paraît vraisemblable qu’elle ait transmis cette information. La transmission culturelle est très rapide et importante chez les orques. On sait qu’elles arrivent à transmettre des stratégies de chasse, des comportements extrêmement complexes avec une véritable éducation.
Mais je ne suis pas certain qu’elles fassent le lien entre l’homme et le danger. Elles font la relation entre la quille ou le safran du bateau et le danger.
L’idée d’une « rébellion » des cétacés est fréquemment évoquée. Y a-t-il eu des précédents historiques ?
Il y a la fameuse histoire des cachalots Mocha Dick et Moby Dick, qui a donné naissance au mythe de Moby Dick. Le cachalot qui a coulé le navire-maître Essex, d’où partaient toutes les baleinières, ne s’est pas laissé faire. Il est revenu à la charge et s’est battu.
C’est un fait rare : en général, les animaux sauvages fuient lorsqu’ils ne sont pas coincés. Cet exemple a été suffisamment stupéfiant pour rester dans l’histoire. Mais de là à parler d’une rébellion… Je n’irais pas jusque-là.
Pourquoi cette idée de rébellion de l’océan nous séduit-elle autant ?
On souhaiterait presque qu’elle arrive. On a tellement agressé la mer et les populations qui y vivent… On voudrait penser qu’un jour cette mer se retourne contre nous pour nous donner la leçon et qu’enfin nous soyons plus humbles.
Nous avons saccagé le monde vivant, ça nous donnerait une bonne leçon. Mais le monde vivant est plus sage que nous. Il ne connaît pas la vengeance, et il ne connaît pas la rébellion, malheureusement.
À l’inverse, on parle peu de l’attitude agressive de certains humains à l’égard des orques. Des navigateurs envisagent pourtant de se munir de dynamite ou de leur donner des coups pour éviter ces interactions…
C’est bien pour éviter ça qu’il est important de discuter avec les navigateurs et de réfléchir ensemble. Certains, comme Roland Jourdain, sont très en avance sur la question. Il est urgent d’envisager d’autres bateaux, d’autres techniques de construction moins polluantes, et surtout des bateaux moins rapides.
Aujourd’hui, ce qui met en danger le monde, c’est l’accélération, à la fois de notre exploitation et de notre vitesse sur l’eau. En deux mots : nous n’allons plus au rythme du vivant. C’est un tout : nous exploitons les poissons de manière effrénée, sans leur laisser le temps de se reproduire, nos bateaux vont à une vitesse trop importante pour laisser aux cétacés le temps de fuir…

Il est urgent de réfléchir à un autre type de voyage en mer. Comme me le disait Roland Jourdain, les navigateurs professionnels ne font même plus corps avec la mer aujourd’hui : ils sont face à des ordinateurs, sur des machines qui vont à toute vitesse et sont décorrélées du monde vivant. La mer est non plus considérée comme un écosystème, mais comme une surface sur laquelle on doit glisser le plus vite possible. C’est cette déconnexion qui crée des conflits.
Cette population d’orques [du détroit de Gibraltar] n’est pas très nombreuse. Si on veut l’éliminer, on l’éliminera très vite. Chaque population d’orques peut être considérée comme à valeur d’espèce : chacune a son identité propre, chaque individu a sa singularité. Si la culture d’une population disparaît, elle disparaît souvent pour toujours.
La voile est une activité ludique, même quand elle est pratiquée par des professionnels. Il est inadmissible qu’on puisse envisager d’éliminer des êtres vivants simplement pour jouer. Elle ne peut pas passer avant la vie des créatures marines. C’est à nous de nous adapter aux règles de l’écosystème dans lequel elle se pratique.
Il y a le même problème avec l’escalade dans les falaises. C’est un sport éblouissant. Mais quand il va déranger des aires de vautours ou d’aigles, ce n’est pas bon. Il faut trouver un compromis entre ces sports magnifiques et la vie des animaux aux endroits où on les pratique. Il faut qu’on arrête de considérer la planète comme notre terrain de jeu, et retrouver une harmonie : diminuer notre pression sur le monde, et mieux le partager.