« Ici, on fait tout ce qu’on veut ! » : une île aux enfants dans un quartier populaire

- © Matthieu Ossona de Mendez / Reporterre
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Alternatives Pédagogie Éducation Écologie et quartiers populairesAlors qu’en milieu urbain, la possibilité pour les enfants de jouer librement dans l’espace public s’amenuise, des structures d’éducation populaire relancent des terrains d’aventure.
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Montpellier (Hérault), reportage
À l’ombre des arbres, au cœur du quartier prioritaire de Près d’Arènes à Montpellier, les cigales stridulent sans prêter attention aux rires et aux cris d’enfants jouant dessous. Dans ce coin de parc bordé d’une petite barrière de bois et au sol râpé, les foulées enjouées des jeunes soulèvent de petits nuages de poussière.
Çà et là, des objets hétéroclites : un chariot de supermarché, de la mousse, une planche à repasser, un déambulateur, des plots de chantier, des palettes… Mais aussi une balançoire en pneu, une slackline (sangle en nylon ou en polyester tendue entre deux arbres où l’on exerce son équilibre) et un hamac. Bienvenue dans un terrain d’aventure !

Au pied des immeubles, le lieu détonne par rapport à un centre de loisirs ou à une aire de jeux. « Il répond à trois principes : il met au cœur de sa philosophie le jeu libre, il est gratuit, ouvert à toutes et à tous sans condition ni inscription préalable », explique Anne-Dominique Israël, responsable de mission et de développement au Centre d’entrainement aux méthodes éducatives actives (Cemea) d’Occitanie qui a lancé l’initiative.
Cabanes et peinture
À Montpellier, le terrain ouvre pour la troisième année consécutive tous les après-midis et pour trois semaines. Ce jour-là, une trentaine d’enfants de quatre à seize ans sont présents.
Au fil des heures, des cabanes en palettes prennent forme, des bouts de bois se colorent de peinture et les vêtements des enfants avec. Dans un coin plus calme, deux sœurs dessinent pendant que Beyoncé et Mounia, onze ans, improvisent un bar pour servir le goûter à leurs camarades. Ici, pas de planning d’activités, ce sont les jeunes qui donnent le tempo.

Au fond du terrain, devant le conteneur « Boutique » rempli de marteaux, scies, perceuses, Ynaia, est affairée avec un morceau de bois. « Il faut d’abord que tu enlèves le clou », lui conseille Mac, un des cinq animateurs présents sur le terrain, sans pour autant agir à sa place.
Tous professionnels de l’animation, ils sont là pour accompagner les enfants, leur apprendre à utiliser des outils en toute sécurité et leur distribuer des fournitures.
Marteau arrache-clou en main, Ynaia retire le bout de métal d’un coup sec puis saisit la visseuse et vient fixer la planche sur une palette. Voilà la première touche de sa cabane. « C’est de loin l’activité favorite sur le terrain », sourit Vincent, un autre animateur.

Les lieux pour jouer librement, construire de bric et de broc, mettre les mains dans la terre, grimper aux arbres, sont devenus rares en ville. Selon plusieurs études, dans les pays occidentaux, les parents laissent moins leurs enfants jouer de manière aventureuse (en grimpant aux arbres par exemple) que ne l’acceptaient leurs propres parents.
Un phénomène également observé en France par le sociologue Clément Rivière dans une enquête menée auprès de 88 parents à Paris et Milan. Son étude montre qu’ils ont peur d’être perçus comme irresponsables s’ils les laissent expérimenter librement dans l’espace public.
Remonter le toboggan à l’envers
Les aires de jeux laissent de leur côté peu de place à l’aventure et au risque, et les adultes y imposent parfois leurs propres règles.
« Les enfants peuvent y être contraints à avoir une approche assez pauvre. Typiquement avoir l’interdiction de remonter le toboggan dans l’autre sens », dit Anne-Dominique Israël, responsable de mission et de développement au Cemea d’Occitanie. Le jeu en plein air est pourtant essentiel au développement physique et émotionnel des enfants.

C’est pourquoi les Cemea relancent des terrains d’aventures depuis une dizaine d’années. Courants dans les années 1970, ces espaces de liberté ont disparu en France, contrairement aux pays du Nord de l’Europe ou en Allemagne.
Selon un décompte effectué par une équipe de recherche pluridisciplinaire baptisée Tapla (Terrains d’aventure du passé/pour l’avenir), une quarantaine de terrains ont vu le jour en France en 2022.
Si certains sont pérennisés et ouvrent plusieurs mois dans l’année comme le Petit Bois à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise) ou la Petite Plage à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), la plupart n’ouvrent qu’en période estivale et sont encore au stade de l’expérimentation.

Pour ouvrir ces espaces détonants, il faut rassurer les parents, convaincre les élus de mettre à disposition un terrain et les habitants de l’intérêt pour leur quartier.
« Les gens nous disent parfois que cela ressemble à une mini-zad ou à une déchetterie. Mais un lieu dédié aux enfants n’a pas à faire sens pour les adultes », dit Anne-Dominique Israël. Le Cemea d’Occitanie dialogue ainsi avec les enseignants des écoles du quartier, avec les acteurs sociaux, et va à la rencontre des résidents lors des fêtes de quartier.

Fouzia, qui habite à quelques encablures depuis plus de vingt ans, s’est laissé convaincre et amène ses deux petits pour la deuxième année consécutive. « Je ne sors pas beaucoup, je préfère qu’ils viennent ici plutôt que de rester entre quatre murs », explique-t-elle.
Une fois ses enfants déposés, elle s’installe plus loin pour papoter avec d’autres mamans. « Notre but est que les parents ne restent pas sur le terrain pour surveiller et qu’ils s’autorisent aussi un moment de répit », dit Anne-Dominique Israël.
« On a même le droit de casser des choses ! »
Les enfants, eux, sont ravis. « J’adore venir ici, c’est pas comme l’école ou dans le jardin de mon immeuble, ici on peut faire tout ce qu’on veut. On peut faire du bruit et si on est en colère, on a même le droit de casser des choses ! » lance Soumaia, neuf ans et demi, de la peinture jusque dans les cheveux. « S’il n’y avait pas le terrain, on passerait l’après-midi à regarder la télé », ajoute Youssra, douze ans.

S’il reste encore à étudier l’impact des terrains d’aventures français, une équipe de recherche canadienne a observé une augmentation des interactions sociales, de la créativité et de la résilience chez les enfants de trois à douze ans ayant fréquenté des terrains de jeu en plein air risqués.
« Ce sont des observations empiriques, mais à Villiers-Le-Bel, les animateurs disent également avoir découvert des enfants qu’ils n’avaient jamais vus dans d’autres structures d’accueil socioculturel, et notamment des jeunes filles », indique Aurélien Ramos, paysagiste, maître de conférences en aménagement et urbanisme à l’Université Paris 1 Sorbonne et chercheur au sein du projet de recherche Tapla.

À Montpellier, le terrain semble jouer un rôle de soupape dans le quartier. « Sur la butte là-haut, c’était un point de deal, pointe du doigt Anne-Dominique Israël. Il y avait aussi des rodéos urbains. Avec le terrain, on veut permettre aux familles de se réapproprier l’espace. »
Tester les limites
Il n’est cependant pas à l’abri des tensions. Au fil de l’après-midi, de jeunes adultes viennent tester les limites, demandent aux plus petits de subtiliser des outils. Les animateurs, recrutés avec une solide expérience, jouent la carte du dialogue et de la désescalade.
« Aujourd’hui, nous avons autorisé certains d’entre eux à rentrer sur le terrain et à casser des palettes pour se défouler. On teste des choses », poursuit-elle.

La mairie socialiste de Montpellier, première ville française à adhérer au Réseau international des villes des enfants promue par le chercheur Francesco Tonucci, soutient l’initiative en mettant à disposition un terrain de 900 mètres carrés et une subvention de 15 000 euros.
Malgré ce soutien auquel s’ajoute celui du département de l’Hérault et du contrat de ville, le Cemea estime avoir besoin d’un budget de 76 000 euros contre 40 000 aujourd’hui. N’étant pas reconnus comme des accueils collectifs de mineurs, les terrains d’aventure entrent encore dans peu de cases administratives. Leur modèle reste donc fragile.
« Tout l’enjeu est désormais de créer un réseau et un cadre de référence commun afin de leur permettre de recevoir des soutiens publics sans pour autant trop normer leur fonctionnement », dit Aurélien Ramos.
Notre reportage en images :