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Les économies d’énergie méprisées par les politiques

[2/4] Pourtant indispensables à la transition écologique, les économies d’énergie restent à la marge dans les politiques publiques françaises. Privilégiant les solutions technologiques, nos dirigeants font perdurer la société de consommation.

[2/4 Sobriété énergétique : la solution oubliée] La sobriété, un pilier de la transition écologique ? Un nombre grandissant d’experts et d’institutions l’exigent pour économiser l’énergie, pourtant la sobriété reste dans l’angle mort des pouvoirs publics. Sans transformations profondes de nos modes de vie, la France pourra-t-elle être à la hauteur des enjeux environnementaux ? Enquête sur une démarche prometteuse, mais marginalisée.

• Volet 1 : Pour le climat, économiser l’énergie est indispensable

• Volet 3 : Comment les normes sociales nous poussent à trop consommer



À écouter les dirigeants politiques, on pourrait penser que la sobriété occupe une place centrale dans la stratégie climatique française. Le 12 juin 2019, Édouard Philippe, alors Premier ministre, déclarait à l’Assemblée nationale qu’il fallait inventer un modèle économique où la sobriété énergétique, entre autres, « progresse[rait] beaucoup plus vite que le taux de croissance ». Un an plus tard, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire enfonçait le clou, promettant que le gouvernement veillerait à ce que toutes ses décisions de relance favorisent « un nouveau modèle de croissance » fondé sur « la décarbonation, la sobriété énergétique et les innovations vertes ». Au-delà des discours, selon les spécialistes, la sobriété n’est cependant pas l’axe principal autour duquel se construisent les politiques publiques.

Alors que l’adoption de modes de vie sobres pourrait réduire notre consommation d’énergie d’environ un tiers d’ici 2050, d’après les associations Négawatt et Virage Énergie, ce concept demeure « le parent pauvre » des politiques de transition énergétique françaises, selon Patrick Behm, responsable du groupe de travail transition énergétique citoyenne au Labo de l’ESS et coauteur d’un rapport sur le sujet.

« Pas d’action forte des pouvoirs publics »

La stratégie nationale bas carbone (SNBC), qui fait office de feuille de route pour lutter contre le changement climatique en France, est un bon exemple du faible intérêt des derniers gouvernements pour la sobriété. Le terme apparaît 19 fois dans ce document touffu de quelque 200 pages — les termes « efficacité » et « technologie » apparaissent, eux, respectivement 68 et 72 fois. Quoique la sobriété y soit évoquée comme l’un des trois principaux leviers de réduction des émissions de gaz à effet de serre, aux côtés de la décarbonation des vecteurs énergétiques et de l’efficacité énergétique, les moyens concrets pour sa mise en œuvre manquent désespérément à l’appel.

« Il est presque écrit explicitement qu’il n’est pas possible de faire sans, analyse Anne Bringault, coordinatrice des opérations au Réseau Action Climat (RAC). Dans la SNBC, la sobriété est souvent présentée comme un changement des modes de consommation acquis seulement grâce à l’éducation et à la sensibilisation des citoyens. Il n’y a pas d’action forte des pouvoirs publics en faveur de la sobriété. »

Dans le secteur de l’agriculture, par exemple, la SNBC mentionne la nécessité de « limiter les excès de consommation de charcuterie et de viande » (très émettrice de méthane), sans pour autant fournir un indicateur chiffré de la baisse du cheptel français nécessaire. « C’est comme si l’on donnait une bonne déclaration d’intention, sans formuler de politique publique allant dans ce sens », dit Anne Bringault.

« Les efforts de sobriété ne sont pas mis en avant dans la Stratégie bas carbone. »

Les actions en faveur de la sobriété sont également minimes dans le secteur du bâtiment. Le scénario de la SNBC s’en tient à mentionner de menus « comportements individuels vertueux », comme le fait de baisser de 1 °C la température de chauffage des bâtiments. Quant aux passages dédiés au secteur de l’industrie, la sobriété n’y est pas évoquée. « On considère que l’on va continuer à augmenter fortement la production de béton, de ciment et d’acier. Le fait qu’il faudrait peut-être arrêter de construire certaines infrastructures reste tabou. »

« De manière générale, les efforts de sobriété ne sont pas mis en avant dans la SNBC, au contraire des efforts technologiques, note Nicolas Raillard, chef de projet au Shift Project et auteur principal d’une note rédigée par le groupe de réflexion. C’est quelque chose d’assez classique dans les exercices institutionnels de prospective. On met en avant les solutions technologiques et celles de sobriété restent marginales. »

La SNBC table sur une augmentation de 26 % de la demande de transport d’ici à 2050. Pixabay/CC/995645

Cette focalisation de la SNBC sur l’efficacité énergétique (qui présente des limites, notamment en raison de « l’effet rebond » [1]) et la décarbonation de l’énergie sont particulièrement prononcées dans le secteur des transports. Dans sa thèse, le chercheur Aurélien Bigo a calculé que les leviers de sobriété que sont la modération de la demande, le report modal et l’augmentation du taux de remplissage des véhicules pourraient diviser par deux la consommation d’énergie dans ce secteur (par rapport aux scénarios tendanciels).

La SNBC est pourtant « très peu ambitieuse » en la matière. Elle table par exemple sur une augmentation de 26 % de la demande de transport d’ici à 2050. Historiquement, cette demande est pourtant l’un des principaux facteurs d’évolution des émissions de gaz à effet de serre, et devrait le rester jusqu’à ce que la majorité des véhicules soient électriques, ce qui risque de prendre du temps. Le développement des modes de transport actif et du covoiturage envisagé par le gouvernement est également bien plus timide que celui modélisé par les scénarios les plus volontaristes, comme celui de Négawatt.

« Nous avons pris énormément de retard »

Ce manque d’ambition a forcé les auteurs de la SNBC à miser très fortement, en compensation, sur des leviers technologiques. Au risque d’être « irréalistes », selon Aurélien Bigo. Les progrès en matière d’efficacité énergétique n’ont en effet pour le moment pas été à la hauteur des espérances. « Le gouvernement prévoyait une baisse extrêmement forte des émissions moyennes par kilomètre parcouru, de -3,8 % par an entre 2015 et 2030. Mais de 2015 à 2019, nous avons été plus proches de -1,3 % par an », observe le chercheur. Les objectifs de neutralité carbone pourraient donc ne pas être atteints. « Nous avons pris énormément de retard, et risquons de ne pas réussir à le rattraper », dit-il.

Dans le cadre de la préparation de la loi Climat de 2021, la Convention citoyenne pour le climat avait également proposé des mesures de sobriété audacieuses, comme la réduction de la vitesse sur les autoroutes à 110 km/h, l’interdiction de certains vols intérieurs, la limitation de la température moyenne de chauffage à 19 °C, ou encore la mise en place de mentions sur les produits pour inciter à moins consommer. L’immense majorité d’entre elles ont été rejetées par le gouvernement.

Marche à Paris dénonçant l’échec de la loi Climat, le 9 mai 2021. © Anna Kurth/Reporterre

Selon les spécialistes des économies d’énergie, les réticences du gouvernement à l’égard de la sobriété s’expliquent parce qu’elle implique la remise en question du modèle économique actuel. Dans un rapport sur la notion de sobriété, l’Agence de la transition écologique (Ademe) notait que les représentants d’entreprises avaient tendance à considérer la technologie comme l’unique manière de résoudre la crise climatique et écologique, sans envisager la possibilité de réduire notre consommation d’énergie et de biens matériels. Cette volonté de faire perdurer coûte que coûte le système de croissance du produit intérieur brut (PIB) peut se répercuter sur les orientations prises par le gouvernement. « On voit qu’il y a des tensions entre la nécessité d’aller vers la sobriété, qui est comprise par les agents du ministère de la Transition écologique, et ce qui est acceptable du point de vue des acteurs économiques et parfois des syndicats », dit Anne Bringault.

La situation n’est guère plus réjouissante à l’échelle des territoires, où la sobriété reste souvent un vain mot. « Beaucoup de collectivités se disent sobres, mais quand on lit leurs plans d’action, on se rend compte qu’ils ne sont pas si ambitieux », dit Barbara Nicoloso, directrice de l’association Virage Énergie et autrice du Petit traité de sobriété énergétique. Depuis quelque temps, les choses semblent bouger. En juin, l’Ademe a publié un panorama de treize actions « pionnières » en matière de sobriété portées par des communes ou des intercommunalités. Cette évolution reste cependant trop lente, regrette Barbara Nicoloso. Les collectivités ne sont en effet pas légalement obligées de chiffrer leur potentiel d’économies d’énergie ni d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. « Beaucoup d’entre elles pensent que la sobriété relève uniquement de l’individu, mais qu’elle n’est pas un cadre pour l’élaboration de politiques publiques ou d’un projet de société. »

Piste cyclable à Montpellier. © Lorène Lavocat/Reporterre

Pas de contrainte institutionnelle

Le professeur de sciences politiques Bruno Villalba évoque lui aussi un processus « d’individualisation » de la sobriété. Cette dernière, explique-t-il, est souvent réduite à une vertu morale ou spirituelle individuelle dans le discours dominant, à l’image de la « sobriété heureuse » promue par Pierre Rabhi. « C’est un problème, cela dépolitise la question de la sobriété, explique le chercheur. Si ce n’est qu’une démarche personnelle, personne ne m’y contraint mis à part mon propre raisonnement. Or nous savons que l’on transige, que l’on négocie en permanence avec nos propres règles et capacités morales, contrairement à une contrainte institutionnelle négociée démocratiquement. »

Cette réduction de la sobriété à une démarche personnelle limite son efficacité. Sans transformation systémique de nos infrastructures et de nos modes d’organisation, les efforts de sobriété finissent en effet fatalement par se heurter à un mur. Une étude du cabinet de conseil Carbone 4 avait montré, en 2019, qu’un Français adoptant un comportement « héroïque » pourrait au maximum réduire son empreinte carbone de 25 %, le reste dépendant de transformations du système sociotechnique ne pouvant être amorcées qu’au niveau de l’État. « Prenons l’exemple d’une politique cyclable, explique Éric Vidalenc, spécialiste des questions énergétiques à l’Ademe et conseiller scientifique du centre de réflexion Futuribles. Acheter un vélo est une décision individuelle. Mais si vous n’avez qu’une 2x2 voies disponible pour aller au travail, vous n’irez pas jusqu’à risquer votre vie sous prétexte de “vouloir faire votre part”. Tout dans un tel contexte vous pousse à aller vers la solution fossile dominante. »

Autre exemple de l’influence des infrastructures sur notre consommation énergétique : le numérique. Un rapport de 2020 du Shift Project sur la sobriété numérique notait par exemple que les designs dits « addictifs », dont le but est de capter l’attention des internautes le plus longtemps possible, se sont multipliés depuis le début des années 2000. Lancement automatique de vidéos, suppression des génériques de début et de fin dans les épisodes de séries, réactualisation automatique des « fils » des réseaux sociaux au moment où l’on s’apprête à les quitter... Autant d’outils incitant à une consommation toujours plus importante de contenus énergivores, et rendant plus difficile la recherche de sobriété à l’échelle individuelle.

Tant que les gouvernants nationaux et locaux continueront de percevoir l’écologie comme un problème pouvant être traité « à la marge », ces freins structurels ne devraient pas être levés, selon Patrick Behm. « La sobriété demande un virage politique extrêmement fort, insiste-t-il. Nos politiques n’ont malheureusement pas encore le courage de le prendre. »

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