Mille raisons de résister à la technologie numérique

- © Caroline Varon / Reporterre
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Durée de lecture : 7 minutes
Culture et idées Numérique LuttesQui sont les opposants à la numérisation du monde ? Dans leur livre « Techno-luttes » (éd Seuil/Reporterre), Nicolas Celnik et Fabien Benoit ont rencontré celles et ceux qui veulent « arrêter la machine ».
Des collectifs citoyens qui s’opposent à l’implantation d’antennes 5G ou à l’installation de centres logistiques Amazon ; des voisins qui se réunissent pour refuser la pose de compteurs « intelligents » Linky dans leur immeuble ; des agriculteurs qui pointent du doigt les ravages du machinisme et rejettent l’agriculture connectée ; des professeurs qui dénoncent le recours aveugle aux « technologies éducatives » qui les coupent de leurs élèves ; des employés de Pôle emploi qui voient leur métier disparaître, remplacés par des algorithmes ; des ingénieurs qui constatent que leur profession participe de l’aggravation de la crise écologique et décident de claquer la porte avec fracas : quelque chose est en train de se passer. Des hommes et des femmes, dont le quotidien a été bouleversé par le déploiement du numérique, s’interrogent sur le sens d’un progrès qui partout détruit le lien humain, mine le vivre ensemble, dégrade les conditions de travail et l’environnement, et ne sert in fine que la quête de profits de quelques uns.

Nous sommes allés à la rencontre de ces hommes et femmes. Des urbains et des ruraux, des jeunes et des moins jeunes, des militants de longue date, rompus aux luttes écologiques ou politiques, et des néomilitants. Beaucoup se sont intéressés au sujet parce qu’ils étaient personnellement touchés par ce que l’on qualifie encore de « progrès ». Une forme de « technocritique pragmatique » qui acte, selon nous, d’une démocratisation de la critique des technologies qui n’est plus seulement l’apanage d’intellectuels et d’activistes chevronnés. Car la technocritique, pour utiliser le terme forgé par l’ingénieur Jean-Pierre Dupuy en 1975, atteste d’une longue histoire, faite de flux et de reflux, de moments d’ouverture et de fermeture des controverses techniciennes. À ce titre, les deux dernières décennies écoulées ont résonné, de notre point de vue, comme un moment de sidération face à l’ampleur des transformations que nous avons vécues et l’intensité du discours technophile.
Une accélération sans précédent de l’informatisation du monde qu’il ne convenait pas de remettre en cause. Le premier iPhone a été commercialisé en 2007. Aujourd’hui, il se vend 1,35 milliard de smartphones par an alors que le parc mondial s’élève lui à plus de 10 milliards d’unités. Smart city, smart agriculture, EdTech, CivicTech [1], voitures autonomes… Tout a vocation à être numérisé car tel serait le sens, incontestable, de l’Histoire. Ainsi en serait-il de la « grande marche vers le progrès ». La vague solutionniste a tout englouti sur son passage. Tout problème doit trouver sa solution technologique. Face à l’abîme, opter pour le salut par l’innovation.
La technocritique fait son retour
Mais quelque chose est en train de changer et c’est bien là le propos de notre ouvrage. Touche après touche, la numérisation intégrale du monde révèle son vrai visage et la technocritique fait son retour, réactivée par l’urgence de la crise environnementale. Le mirage des « technologies vertes » ne séduit plus : les fausses promesses avancées par les promoteurs des nouvelles technologies ont été démontées une par une. Le numérique représente déjà plus de 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondial, un chiffre qui double tous les huit ans et va exploser dans les prochaines années. Le numérique, contrairement au discours longtemps tenu sur sa « dématérialisation », brille par l’inflation d’infrastructures matérielles qu’il nécessite, des terminaux (smartphones, tablettes, ordinateurs, objets connectés en tout genre) aux câbles qui traversent les océans, satellites ou data centers qui se multiplient en périphérie des villes et bétonnent les campagnes. La gourmandise de nos smartphones en matière de ressources — plus de cinquante-cinq métaux différents pour leur fabrication — nous conduit à nous heurter à court terme à une « barrière minérale », sans évoquer ici les quantités d’eau nécessaires [2]. Si les technologies deviennent plus « efficaces », le fameux effet rebond [3] invite à leur plus grande utilisation, et donc à une plus grande consommation encore d’énergie et de ressources.
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Ce constat infuse aujourd’hui les luttes écologistes et de nombreux mouvement sociaux. Les militants se sont passés les livres de Philippe Bihouix ou Guillaume Pitron, qui alertent sur la voracité du numérique ; ils ont lu aussi les enquêtes sur le « capitalisme de surveillance » ou « l’économie de l’attention », qui nous scotche à nos écrans, devant lesquels nous passons désormais un tiers de notre temps éveillé ; ils se sont partagé les ouvrages de l’historien François Jarrige, qui rappellent les convergences historiques entre mouvements écologistes et critiques des techniques. Une prise de conscience se diffuse. La technologie n’est pas neutre, le numérique n’est pas un simple outil de plus, il oriente nos usages et détermine notre façon de vivre. La numérisation généralisée est un changement de civilisation, un bouleversement anthropologique.
La diffusion de ces idées, conséquence du franchissement d’un seuil et d’une crise écologique devenue irréfutable, a fait naître des demandes. À l’instar de la Convention citoyenne pour le climat, 42 % des Français ne souhaitent pas voir se déployer la 5G, et 77 % souhaitent être davantage impliqués dans les choix technologiques. Plus d’un Français sur deux se dit inquiet face aux nouvelles technologies. Celles et ceux que nous avons croisés plaident pour plus de sobriété, veulent défendre le lien social, le contact humain, et entendent reprendre le contrôle de leur existence, dont ils se sentent dépossédés, et de leurs métiers qui ont été vidés de leur sens, taylorisés à outrance. La critique de la 5G ou des compteurs Linky devient ainsi rapidement une réflexion sur la 5G « et son monde », à l’image des slogans scandés par le passé chez les antinucléaires.

Alors, ils discutent, avec leurs amis, leurs voisins, leur maire, leur patron. Ils se heurtent encore à des refus ou de l’incompréhension, se tournent vers la justice, se cotisent pour payer un avocat qui pourra plaider leur cause. Obtiennent parfois des succès. Et lorsque les voies légales ne fonctionnent pas ou que les arguments ne semblent plus suffire, certains décident de prendre l’initiative de s’attaquer à la cause de leur maux. Ils démontent alors des compteurs Linky, font brûler des antennes 5G, ou ont recours à un sabotage plus « subtil », selon l’expression du chercheur Samuel Lamoureux, en « désarmant » des trottinettes électriques, en désertant les réseaux sociaux ou en abandonnant leurs smartphones. Ces techno-luttes prennent des visages multiples selon l’objet qu’elles visent et le territoire où elles s’inscrivent. Mais, petit à petit, des collectifs convergent, échangent des idées et trouvent de la force dans le nombre. Et ils éprouvent une conviction que nous partageons : à l’heure de la crise écologique, de l’épuisement des matières premières et de la détérioration des liens humains, le « sens de l’histoire » invite aujourd’hui à être résolument technocritique.
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Techno-luttes — Enquête sur ceux qui résistent à la technologie, de Fabien Benoît et Nicolas Celnik, aux éditions Seuil/Reporterre, septembre 2022, 240 p., 12 euros. |