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ChroniqueAgriculture

Pour une société sans carbone, le tout numérique n’est pas la solution

Dans cette ferme pilote gardoise, robots et ordinateurs font tout le travail, sauf la cueillette.

Réduire nos émissions de CO2 dans l’agriculture avec les technologies et l’intelligence artificielle est une mauvaise solution, selon le chroniqueur Mathieu Yon. Pour le maraîcher, cela mènera à une écologie technocratique et hors sol.


Mathieu Yon. © Enzo Dubesset / Reporterre
Le néopaysan Mathieu Yon est désormais chroniqueur pour Reporterre. Il vous racontera régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court.


Le monde s’engouffre aujourd’hui dans une transition des technologies du carbone vers les technologies du silicium. Mais réduire notre dépendance aux énergies fossiles et nos émissions de CO2 par l’usage intensif de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies et des semi-conducteurs pose de nombreuses questions.

Le carbone est un élément chimique, dont le cycle est indispensable à la vie sur terre. C’est son usage ultra intensif et industriel qui est la cause du problème que nous traversons. Nous ignorons encore les conséquences écologiques d’un usage ultra intensif et industriel du silicium en tant qu’élément chimique, mais nous commençons à en mesurer les conséquences sociales et culturelles. Essayons d’explorer cette métamorphose de nos usages et de notre rapport au monde produit par cette transition technologique.

Prenons un exemple. Je suis maraîcher biologique sur de petites surfaces, dans une démarche de non travail du sol, et je vends ma production en circuit court. Jusque-là, je coche toutes les cases du paysan en transition agroécologique. Sauf que... pour ne pas travailler le sol, j’utilise des bâches en plastique que je pose directement sur une prairie de chiendent, et dans laquelle je repique des plants de légumes fruits et feuilles (tomates, aubergines, courgettes, courges, blettes, fenouils, choux).

Cette méthode, permise par une technologie du carbone, a profondément modifié ma manière de travailler. En alternant les cultures bâchées et repiquées avec des cultures non bâchées et semées (carottes, radis, navets, roquette, etc.), le temps passé au désherbage est devenu anecdotique pour l’ensemble des cultures maraîchères. Car la combinaison de l’occultation et du non travail du sol réduit considérablement les levées d’adventices.

« Pour ne pas travailler le sol, j’utilise des bâches en plastique. » Piqsels/CC0

On pourrait pourtant m’accuser de défigurer le paysage avec du plastique, de soutenir l’agro-industrie, ou d’être responsable de la pollution des océans gavés de microplastiques. On me proposerait alors d’utiliser des paillages naturels et des applications mobiles, m’aidant à mieux organiser mon temps de travail.

Ce cas de figure montre bien ce que signifie aujourd’hui la « transition » : une nouvelle normativité sociale et culturelle qui ne prend pas en compte la complexité des usages. Face à cette nouvelle normativité, les agriculteurs sont malheureusement poussés sur le terrain de la justification, qui peut aller jusqu’à un repli culturel ou identitaire, comme sur le sujet des pesticides et des engrais de synthèse.

Une transition technocratique

Comment en sommes-nous arrivés là ? Le terme générique de « transition écologique », qui désigne ce processus de sortie des technologies du carbone, ne dit rien de ce vers quoi nous allons. Et il passe sous silence les transformations profondes de notre rapport au monde et de nos usages, induites par les technologies du silicium (smartphones, smart cities, voitures électriques, véhicules autonomes, applications numériques, etc.).

Prenons un autre exemple. Je suis paysan dans la Drôme, et j’ai vu s’y développer en quelques années seulement le concept de « réensauvagement » ou de « libre évolution ». Ce nouveau concept fait le constat largement partagé d’un effondrement de la biodiversité, et propose d’y répondre par l’acquisition de territoires, afin d’en extraire certaines activités humaines.

Lire aussi : Plus de campagne ni d’agriculteur : bienvenue dans une ferme high-tech

Le philosophe Baptiste Morizot écrit à propos de ces nouveaux territoires en libre évolution, que « tout le monde peut donc entrer ici, en laissant ses outils et ses armes à la porte ». Mais de quels outils et de quelles armes s’agit-il ? Il ne s’agit pas des outils numériques, qui peuvent entrer dans ces espaces pour communiquer et informer en continu. Il s’agit des outils paysans et des armes de chasse. Et des habitants vivant sur place. Sur ce sujet, il faut rappeler un fait. Il y a une histoire commune entre la chasse et la paysannerie. Et dans les campagnes, il est encore fréquent que les paysans pratiquent la chasse. À travers ce concept de libre évolution, nous assistons à une modification des usages et des pratiques du monde rural.

Si nous passons d’une société du carbone à une société du silicium, nous allons devoir nous poser sérieusement la question de ce que nous quittons, et de ce vers quoi nous allons. Dans le cas contraire, nous verrons probablement se développer une transition normative et technocratique, qui aura pour déclinaison domestique une écologie comportementaliste et hors sol, qui ne laissera plus aucune place à l’improvisation de nos modes de vie en dehors des sentiers battus.

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