Primaire populaire : « Des citoyens ordinaires contestent le monopole des partis »

Des sympathisants de la Primaire populaire, à Paris. - © Primaire populaire
Des sympathisants de la Primaire populaire, à Paris. - © Primaire populaire
Durée de lecture : 10 minutes
Culture et idées Présidentielle PolitiqueGénération climat, Zad, Gilets jaunes mais aussi Printemps arabes ou Podemos : partout dans le monde, on refuse la « verticalité » du pouvoir, assure le sociologue Albert Ogien. Qui vante la Primaire populaire : un « bouleversement des règles de la vie politique ».
Albert Ogien est sociologue, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre d’études des mouvements sociaux de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a publié plusieurs livres sur la désobéissance civile et l’expérience de la démocratie avec la philosophe Sandra Laugier, dont Antidémocratie (La Découverte, 2017). Son dernier livre, Politique de l’activisme — Essai sur les mouvements citoyens, est paru aux Presses universitaires de France en 2021.
![]() Albert Ogien.
Coll. personnelle
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La Primaire populaire est une initiative citoyenne, portée par l’association 2022 ou jamais, visant à désigner un candidat unique pour rassembler la gauche à l’élection présidentielle. Plus de 466 000 personnes se sont inscrites pour participer au vote en ligne. Il commence ce jeudi 27 janvier, et se terminera dimanche 30 janvier en fin d’après-midi.
Reporterre — Comment analysez-vous la création de la Primaire populaire, et notamment cette note d’intention : « Nous sommes trop nombreux et nombreuses à galérer à boucler nos fins de mois, il y a trop urgence sur le plan écologique » ?
Depuis les Gilets jaunes, la France vit dans un sentiment largement partagé de dégradation des conditions d’existence et de démantèlement des services publics, de l’hôpital, de la justice, de l’école, de l’université… Ce délabrement est une atteinte à l’esprit de la démocratie, car les services publics sont les garants de notre vie collective, ce que la pandémie a bien montré. La force de la Primaire populaire, c’est d’avoir fait des trois urgences sociale, écologique et démocratique l’enjeu fondamental de la présidentielle à venir, à travers un « Socle commun » de revendications susceptible d’emporter l’adhésion, et la victoire à la présidentielle.
Le succès exceptionnel de son appel à la mobilisation (467 000 inscrits sur la plate-forme) est une première en France. Elle a imposé la légitimité d’un mouvement citoyen autonome, qui vise à faire entendre la voix des sympathisants de gauche à égalité avec celle des partis dans la définition d’un programme politique. En cela, elle s’inscrit dans ce bouleversement des règles et des routines de la vie politique auquel on assiste un peu partout dans le monde.
À quels bouleversements, dans le monde, faites-vous allusion ?
Des Printemps arabes aux occupations de places à Madrid ou à New York, à Podemos, en Espagne, chaque fois, des citoyens ordinaires se sont organisés à l’écart de la tutelle de toute autorité pour contester le monopole des partis en matière politique. Ces profanes et novices entendent imposer aux professionnels une liste de priorités dont ils peuvent redouter que les querelles d’appareil d’un autre temps finissent par les ignorer : la lutte contre les inégalités sociales, la spéculation financière, le changement climatique, la disparition des services publics, la répression policière et les restrictions des libertés publiques.
Dans bien des cas, les partis de gauche ont admis qu’il leur fallait nouer des alliances avec ces nouvelles formations pour mettre en place des politiques de rupture. C’est ce qui s’est passé en France à l’occasion des élections municipales de 2020 : les villes gagnées n’auraient pas été si nombreuses (Marseille, Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Poitiers, Nancy, Rennes, Montpellier) sans la constitution de coalitions ouvertes avec les listes citoyennes. Malheureusement, l’initiative a été trop peu commentée pour forger l’opinion publique. La Primaire populaire reconduit cette démarche dans le cadre de l’élection présidentielle.
Le renouvellement démocratique passerait désormais par une alliance entre mouvements citoyens et partis ?
Oui, et les citoyens que les affaires publiques concernent l’ont bien compris. Tout comme l’État — qui s’est dessaisi de tous les outils de régulation qui lui permettaient d’influer sur la sphère économique et financière, et qui négocie en grande partie ses politiques dans des cénacles qui débordent les frontières nationales —, les partis n’ont plus grand pouvoir aujourd’hui. L’engagement citoyen vise à rompre cette impuissance en forçant les gouvernements et les représentants à rapporter les sujets mis sous le boisseau au centre de leurs préoccupations. Ce qui peut donner lieu à de belles réussites, telle cette alliance entre citoyens et partis de gauche au Chili, qui a permis l’élection d’un jeune président détaché de son affiliation partisane, sur la base d’un programme appelant à la rédaction d’une nouvelle Constitution, à la résorption des inégalités et à la restauration des services publics.

Ce type d’alliance est l’étoffe dont la démocratie à venir sera faite : il s’agit de passer d’une démocratie participative — où le pouvoir sollicite l’avis des citoyens sur des sujets qu’il choisit — à une démocratie délibérative — où des assemblées de citoyens tirés au sort sont pleinement dotées de la capacité de décider. L’écologie et la démocratie n’auraient-elles pas tout à y gagner ? Qu’on pense au climat, au nucléaire, aux services publics ou à l’agriculture… Qui sait même si des sujets comme la décroissance ne pourraient pas se déployer enfin grâce au débat public ?
Qu’est-ce qui freine cette évolution vers une démocratie délibérative ?
Il y a des enjeux culturels très profonds. Et notamment le fait que la politique, les partis de gauche y compris, continue à être animée par une culture hiérarchique et autoritaire, avec une déférence au « chef » — même si ce modèle oligarchique peine à faire encore la loi, comme en atteste le recours aux primaires. A contrario, les pratiques politiques autonomes des citoyens, des Zad à la jeune génération climat, en passant par les Gilets jaunes, sont portées par un refus de cette « verticalité ». L’important n’est pas le candidat, mais le programme qui sera débattu, défini, porté collectivement. Pas de chef donc, juste un porte-parole. La Primaire populaire est aussi une organisation sans chef : ses deux jeunes initiateurs, Samuel Grzybowski et Mathilde Imer, ne jouent pas pour leur propre compte.
Vu ce rejet de la « culture du chef », pourquoi les initiateurs de la Primaire populaire n’ont-ils pas défendu davantage le programme du « socle commun » plutôt que de laisser la question des élections et du futur élu envahir le débat public ?
Samuel Grzybowski et Mathilde Imer ne font pas de militantisme partisan. Ils agissent plutôt comme des entremetteurs qui, avec le soutien de bénévoles de terrain, mettent en place un dispositif qui permettra de faire aboutir une cause collective, en l’occurrence l’élection d’un candidat unique pour porter un programme élaboré en concertation. C’est ce processus qui témoigne de leur culture horizontale. Ensuite, une fois le résultat du vote connu, ils se mettront au service de la personne élue, à la condition qu’elle signe un contrat d’engagement, et c’est à elle que reviendra la tâche de défendre le « socle commun », comme le veut notre système électoral « personnificateur ».
Par ailleurs, si le programme a été si peu discuté publiquement, n’est-ce pas aussi parce que les médias ont laissé aux acteurs de la Primaire peu d’espace pour le faire ? Ont-ils été autant sollicités à ce sujet qu’Éric Zemmour, par exemple, a pu l’être sur ses idées ?
Est-ce à cette représentation culturelle autoritaire que l’on doit le refus des principaux partis de gauche — La France insoumise, Europe Écologie-Les Verts et le Parti socialiste — de participer au vote de la Primaire ?
Pour comprendre, il faut retracer la chronologie. En un premier temps, les partis de la gauche et de l’écologie se sont prêtés au jeu et ont participé à l’élaboration du « socle commun ». Peut-être n’ont-ils pas voulu alors froisser les sympathisants en s’associant à une entreprise visant à dégager une candidature unique ? Mais, à mesure que l’adhésion des sympathisants à cette volonté de faire valoir l’exigence d’unité a pris de l’ampleur, l’ambition des partis s’est dévoilée et les rapports avec les tenants de la Primaire populaire se sont envenimés. Et à près de 500 000, le ton s’est encore durci. Tant que la Primaire populaire paraissait n’être qu’un aimable divertissement, les partis se sont prêtés au jeu. Le refus courroucé que leurs candidats officiels opposent aujourd’hui au résultat du vote en ligne est à la mesure de leur désarroi devant le succès inattendu de l’entreprise. Il n’est pas très glorieux.

La situation est certes compliquée pour les partis. À titre personnel, je trouve quand même scandaleux que des partis censés porter la parole des peuples de gauche ne se gênent pas pour dénigrer cette autoorganisation citoyenne qui mobilise bien plus qu’ils ne sont capables de le faire. Leur attitude traduit la morgue de professionnels de la politique qui dénigrent la capacité politique des citoyens. Les paroles méprisantes du député de La France insoumise Alexis Corbière au micro de Public Sénat sont à cet égard révélatrices : « Ils ne savent qu’écrire des tribunes dans des journaux… je pense à Libération ou ailleurs… ne fichent rien… […] Si vous avez des grandes idées, que vous êtes si intelligents, venez nous aider… »
On peut à la limite admettre que ces vieux routiers de la politique, qui se tiennent encore pour seuls dépositaires du sens de l’action collective, endurent des blessures d’orgueil ou aient le sentiment d’une débâcle intellectuelle devant ce monde « post-idéologique ». Mais cette irritation doit-elle faire oublier la gravité du moment ? Sans candidature unique et sans mobilisation citoyenne, la gauche a-t-elle une chance de gagner ?
La gauche manque-t-elle de conviction ?
La question se pose en effet. Car si la situation est aussi dramatique que ses candidats le disent, pourquoi n’acceptent-ils pas de mettre de côté, temporairement, des différends idéologiques qu’il sera toujours temps d’aplanir plus tard ? Se disent-ils que les urgences se régleront dans la rue et dans les luttes ? Ou pensent-ils que si les gens sont encore mal soignés, mal payés, mal jugés, mal éduqués, empoisonnés par les pollutions pendant cinq ans, ce n’est finalement pas si grave ?
Quelle suite imaginez-vous à cette expérience de la Primaire populaire ?
Personne ne sait ce qui va se passer après le vote — en particulier parce que personne ne sait qui sont ces 300 000 personnes qui se sont inscrites durant la dernière semaine. Pour le reste, la Primaire populaire se transformera-t-elle en formation politique présentant des candidats aux législatives, comme cela s’est produit en Italie, en Espagne ou au Chili ? Ou se dissoudra-t-elle dans la désillusion et la tristesse ?
Quel que soit son avenir, la Primaire populaire a d’ores et déjà eu le mérite de nous interpeller sur ces machines à former des élus que sont devenus les partis de gauche. Pourront-ils encore longtemps conserver un peu de légitimité sans considérer davantage la parole politique des citoyens ? Cette reconnaissance ne serait-elle pas l’occasion pour eux de redevenir des laboratoires d’idées ouverts ? Souhaitons qu’ils en prennent rapidement conscience, pour déjouer les fatalismes et devenir des alliés sans arrière-pensées de nouvelles alternatives partagées.