Quand viande cellulaire et défenseurs des animaux font bon ménage

La viande cellulaire a bénéficié depuis une dizaine d’années de relais moins prévisibles à travers les organisations de défense de la cause animale. - © Juan Mendez/Reporterre
La viande cellulaire a bénéficié depuis une dizaine d’années de relais moins prévisibles à travers les organisations de défense de la cause animale. - © Juan Mendez/Reporterre
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Alimentation SciencesEndossée par des organisations de défense de la cause animale, la viande cellulaire se banalise comme une solution pour en finir avec l’élevage industriel. Quitte à prétendre qu’elle fera bon ménage avec l’élevage paysan. [3/3]
Vous lisez l’enquête « La viande cellulaire, une fausse bonne idée pour le climat ». La suite est ici.
In vitro, cultivé, cellulaire, propre, synthétique… Alors que les produits à base de cellules animales sont loin d’être disponibles dans les rayons, ils comptent déjà plus d’une vingtaine de noms. Vingt-trois, selon un rapport publié en 2022. Au fil des années, le terme « in vitro », peu alléchant, a été supplanté par les vocables de « viande cellulaire » et « cultivée », dans les médias notamment. « La couverture médiatique ne fait que promouvoir les produits à base de cellules cultivées », dit à Reporterre Jean-François Hocquette, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui évite d’utiliser le terme « viande » pour désigner cette pâte de cellules. Moins prévisibles, d’autres relais sont bénéfiques à la viande cellulaire depuis une dizaine d’années : les organisations de défense de la cause animale.
Sur le site Veganuary, qui promeut le véganisme, sous un morceau de steak cru alléchant pour un « viandard », on peut lire : « Toutes les personnes qui sont véganes pour réduire la souffrance animale ou protéger la planète devraient soutenir la viande cultivée, même si elles ne souhaitent pas elles-mêmes en manger. »

Certains liens d’intérêt entre les deux milieux sont connus. Pour la France par exemple, Nathalie Rolland, cofondatrice de l’association Agriculture cellulaire France, qui promeut l’investissement de la France dans cette technologie, est spécialiste de l’agriculture cellulaire au sein de Proveg International, une ONG qui ambitionne de réduire la part de produits animaux dans l’alimentation.
La démonstration ne s’arrête pas là. La viande cellulaire est devenue une alternative crédible pour de nombreux pourfendeurs de la cruauté de l’élevage industriel. « L’attitude générale des militants du bien-être animal et des véganes est que tout ce qui réduit l’utilisation des animaux pour l’alimentation est une bonne cause et mérite d’être soutenu. Ceci est considéré comme une position morale et éthique », explique à Reporterre Marion Nestle, professeure émérite à l’université de New York et spécialiste des politiques alimentaires.
« Notre position est indépendante de nos financements »
En France, la philosophe Florence Burgat, spécialiste du droit animalier, défend cette position : « Il faut se rappeler que le projet vise à offrir aux gens qui mangent de la viande et du poisson des produits qui ne nécessitent pas de mise à mort animale. La viande cellulaire joue un rôle dans une transition pour sortir la viande de l’alimentation et réinventer notre rapport aux animaux. On pourrait dire que c’est une coquetterie pour omnivore, et aussi une solution pour nourrir les carnivores domestiques, les chats en particulier. »
Depuis quelques années, des organisations qui défendent l’élevage à la ferme ont rejoint cette position. Comme l’association Compassion in World Farming (CIWF) ou Eurogroup for Animals. « Ce sujet prend de l’ampleur et on assume de présenter la viande cellulaire comme une solution parmi d’autres. Il faut aussi préciser qu’on est une organisation anglo-saxonne et le Royaume-Uni est plus ouvert aux innovations technologiques », dit à Reporterre Agathe Gignoux, responsable des affaires publiques au CIWF.

Interrogées sur les possibles conflits d’intérêts entre leur source de financement et leur position sur la viande cellulaire, les deux organisations internationales ont déclaré que « [leur] position est indépendante de [leurs] financements ». Ces organisations bénéficient depuis quelques années de financements de plusieurs millions de la fondation étasunienne Open Philanthropy (voir les montants perçus par le CIWF et Eurogroup), qui finance par ailleurs le Good Food Institute, principale organisation de lobbying en faveur de la viande cellulaire.
« Le mouvement de défense de la cause animale le rend possible »
L’association L214, également pointée du doigt pour ses financements d’Open Philanthropy et sa bienveillance vis-à-vis de la viande cellulaire, se défend aussi de tout lien d’intérêt. « Si elle tient ses promesses et qu’elle permet d’accélérer la végétalisation de l’alimentation pour épargner des milliards d’animaux chaque année, alors cet outil supplémentaire sera le bienvenu, dit, circonspecte, Barbara Boyer, de L214. Mais comme on le répète souvent, c’est un moyen compliqué de réduire notre impact sur les animaux, les humains et l’environnement, alors que l’adoption d’une alimentation végétale est une solution déjà existante et simplissime. »
Comment passer de la défense animale à la fausse viande ? Marianne Celka, sociologue à l’université Paul Valéry de Montpellier, nous donne son interprétation : « Je me suis intéressée à la viande cellulaire en travaillant sur le mouvement végane en France. Depuis 2010, la communication et le positionnement des véganes, L214 en particulier, ont changé. Au départ, c’était un mouvement éclaté, radical et anticapitaliste avec des cellules de libération des animaux. Aujourd’hui, il a évolué en une organisation centralisée, avec un enjeu de pédagogie auprès des jeunes et une stratégie business pour rendre le véganisme désirable. La viande artificielle s’inscrit dans cette tendance. »
Le burger de l’entreprise Mosa Meat avec une viande cellulaire.
Jocelyne Porcher, sociologue à l’Inrae, qui défend l’élevage paysan et à travers lui la relation humain-animal, est plus sévère sur le rôle joué par le mouvement de défense de la cause animale dans la notoriété de la viande cellulaire : « La violence de l’élevage industriel est connue depuis les années 1970, sans avoir gêné grand monde pendant quarante ans. Pourquoi la dénonciation de cette violence arrive-t-elle maintenant ? Ce qui a changé est qu’avant, la seule alternative à l’élevage industriel était l’élevage paysan, qui n’intéresse pas l’industrie. Mais le projet industriel de viande cellulaire, si. Et le mouvement de défense de la cause animale le rend possible, même s’il n’en est pas à l’origine », explique à Reporterre l’autrice de l’ouvrage Cause animale, cause du capital (éd. Le Bord de l’eau, 2019). Un argumentaire faisant écho aux nombreux financements reçus par ces organisations, qui concourent à démultiplier leur visibilité et leur audience.
« Le conflit est regrettable »
La position proviande cellulaire de certaines organisations de défense de l’élevage de ferme participe aussi à la réconciliation voulue entre élevage et viande in vitro. « Le discours de certains promoteurs des produits à base de cellules cultivées évolue depuis une dizaine d’années. Conçu d’abord unanimement pour répondre à tous les maux de l’élevage industriel, il évolue aujourd’hui pour présenter ces produits comme étant complémentaires de ceux de l’élevage. La position anti-élevage n’était pas tenable en France pour emporter une adhésion assez large », estime Jean-François Hocquette.
La Confédération paysanne, fermement opposée au projet industriel de viande cellulaire, s’en est émue à l’issue d’une audition au Sénat des syndicats agricoles sur la viande cellulaire. « Avant d’y aller, j’étais assez serein, persuadé d’une position commune des syndicats agricoles. Je ne m’attendais pas du tout à ce que le représentant de la FNSEA [1], qui connaissait bien le sujet, défende la viande cellulaire », témoigne Stéphane Galais, responsable du groupe humain/animal à la Confédération paysanne.
Respect Farms souhaite proposer des petites unités de production de viande cellulaire à installer sur les fermes.
« Le conflit entre animaux de ferme et viande cellulaire est regrettable », déclare pour sa part Camilla Björkbom, de Eurogroup for Animals. Et de citer comme exemple le projet néerlandais Respect Farms qui invente — sans blaguer — des petites unités de production de viande cellulaire à installer sur les fermes : « Respect Farms vise à aider les agriculteurs et les éleveurs à diversifier leurs activités pour partager la promesse de la viande cultivée. » Manger de la viande ou pas, élever des animaux ou pas, la viande cellulaire est là !
Comme souvent, les nouveautés technologiques prétendent apporter des solutions à tous nos problèmes, une « économie de la promesse » à laquelle la viande cellulaire ne déroge pas. Pour justifier des investissements — publics en particulier —, les promoteurs de la viande cellulaire défendent ses vertus écologiques, morales et sanitaires. Mais à y regarder de plus près, on voit avant tout un projet à la technique encore balbutiante, qui a déjà les travers d’être énergivore et dans les mains de géants industriels.