Un scrutin « catastrophique », mais des « raisons d’espérer »

Devant le QG de Jean-Luc Mélenchon, au soir du premier tour de l'élection présidentielle. - © Mathieu Génon/Reporterre
Devant le QG de Jean-Luc Mélenchon, au soir du premier tour de l'élection présidentielle. - © Mathieu Génon/Reporterre
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Présidentielle Luttes PolitiquePour l’activiste Nicolas Haeringer, le premier tour de la présidentielle n’éteint pas tout espoir. Les votes des jeunes, des quartiers populaires et des outre-mer témoignent d’un changement déterminant pour l’écologie sociale et décoloniale.
Nicolas Haeringer est activiste depuis le début des années 2000 et directeur des campagnes de 350.org. Il a coécrit le livre Pour la justice climatique, stratégies en mouvement (Les Liens qui libèrent).
Reporterre — Dans le marasme actuel, vous écrivez sur Twitter qu’il y a tout de même quelques bonnes nouvelles à tirer de ce scrutin, lesquelles ?
Nicolas Haeringer — Disons d’abord, en préambule, que la situation est évidemment catastrophique. Il n’est pas question d’être naïf ou béat. La gauche est historiquement faible, l’extrême droite se trouve à un niveau effrayant et Marine Le Pen pourrait bien être élue présidente de la République.... Une fois posé ce constat, il y a tout de même des raisons d’espérer. Les 18-34 ans ont placé la gauche de transformation en tête. Mélenchon obtient 34 % des suffrages dans cette tranche d’âge et avec Jadot ils dépassent les 40 %. Les jeunes aspirent à un changement profond du système. Ce sont eux qui portent les marches climat ou encore les mobilisations contre les violences policières, et toute une partie des mobilisations féministes et LGBT récentes. Leur génération est la première concernée, et ce sont souvent eux les plus mobilisés. Le score de l’Union populaire est également très impressionnant dans les « départements d’outre-mer ». Il a recueilli respectivement 56,16 % des voix en Guadeloupe, 50,59 % en Guyane, 53,10 % en Martinique et 40,26 % à la Réunion. Dans certains quartiers populaires, en métropole, ses scores sont aussi inédits. Peut-être faut-il partir de là, de ces territoires, de la jeunesse et des premières et premiers concernés.
Comment expliquez-vous l’ampleur de ce vote chez ces populations ?
L’Union populaire et Jean-Luc Mélenchon ont semble-t-il su trouver les manières de les mobiliser. Ils ont porté des batailles à la croisée des questions écologiques et de justice sociale. Ils ont su désigner très concrètement des systèmes de domination et d’oppression. En Guadeloupe et en Martinique, cela passe notamment par la dénonciation de la contamination au chlordécone et la pollution des eaux comme une forme concrète de racisme environnemental. C’est depuis ces territoires abandonnés que l’on peut penser la reconstruction de la gauche. C’est à partir de ces résistances et de ces vécus que l’on peut redessiner une politique émancipatrice.
Cette gauche n’est plus dans la défense d’un universalisme abstrait, elle a évolué, probablement parce qu’elle a entendu les soubresauts de la société, via les mobilisations sociales les plus récentes. L’enjeu c’est de parvenir à répondre à l’appel d’air issu de ces mobilisations en défendant un programme qui réponde à l’aspiration « intersectionnelle », en trouvant des manières de lier l’antiracisme, le féminisme, la lutte contre les violences policières et l’écologie. L’Union populaire a réussi à le faire dans cette campagne. De ce point de vue, plutôt que d’opposer Mélenchon et Jadot on peut reconnaître que, sur certains de ces sujets, les écologistes ont souvent été pionniers, et se réjouir que d’autres forces aient embrayé.
Une autre bonne nouvelle de ce scrutin par ailleurs déprimant, c’est que le Printemps républicain avec son approche stigmatisante et laïcarde ne pèse plus guère à gauche. Il a perdu ses capacités de nuisances en passant chez Macron. On peut espérer qu’il ne parasitera plus les débats de notre camp. C’est une forme de clarification qui libère peut-être la voie pour construire une écologie populaire et décoloniale qui soit un véritable contre-modèle à la tentation fasciste.
Quel rôle le mouvement climat et les associations écolo peuvent-ils jouer dans cette recomposition de la gauche ?
J’ai presque envie de dire que ce rôle est rempli constamment, au quotidien. Le changement vient d’abord de là, des mobilisations — sur le climat mais bien au-delà. C’est parce que nous avons construit et saurons construire dans nos luttes et nos mobilisations cette approche intersectionnelle qu’elle pourrait ensuite se traduire dans les urnes. Ce « bloc arc-en-ciel », pour reprendre l’expression d’Aurélie Trouvé, existe d’abord dans la rue, dans les cortèges, les occupations, les grèves, etc.
Depuis plusieurs années, les associations bâtissent des ponts et relient différentes luttes. En 2015, on reprochait à raison au mouvement climat d’être un mouvement quasi exclusivement blanc, d’individus privilégiés. Mais les choses changent progressivement. La route est encore longue, mais Alternatiba s’est rapproché du comité Adama, des liens sont faits avec les quartiers populaires, cela permet de nouvelles alliances, il y a eu aussi des rapprochements avec les Gilets jaunes, etc. Le mouvement s’est diversifié. Ça créé des précédents, avec l’amorce de nouvelles solidarités très fertiles, sur lesquelles les acteurs politiquent viennent construire leurs campagnes…
Une bataille culturelle est donc en train de se jouer de manière souterraine…
Il y a un clivage à l’évidence très fort. Parce qu’à côté de ce que le mouvement social expérimente en termes de nouvelles formes d’entraides et de solidarité, la réaction est très violente. Le bloc de l’extrême droite violente et haineuse représente un tiers de l’électorat au premier tour.

Peut-être est-ce le signe que les prochaines années vont être un point de bascule. Sur le plan climatique, pour le pire malheureusement. Mais pourquoi pas aussi sur le plan social et là, peut-être pour le meilleur, autour des droits des populations marginalisées, discriminées, opprimées. À la France Insoumise, mais aussi à EELV — on peut penser à ce que portent Sandrine Rousseau ou, sur un registre différent, Éric Piolle — de nombreuses personnes l’ont compris. Elles ont su intégrer cet air de l’époque. On dit souvent que c’est une bulle, mais le passage d’une bulle à une vague portant un changement profond peut s’avérer très rapide. Les mouvements sociaux ont cette capacité à accélérer le temps. C’est sans doute ce qui terrifie ceux qui crient à l’islamogauchisme, aux khmers verts ou au « wokisme ». Des travaux montrent que les points de bascule sociaux se situent autour d’un quart de la population : dès lors que 25 % de la population change de comportement, adopte d’autres habitudes ou évolue sur le plan des valeurs, le changement peut devenir irréversible. Nous n’en sommes peut-être pas si loin !
Il n’empêche que, selon le Giec, il ne nous reste plus que trois ans pour agir. Ce point de bascule ne risque-t-il pas d’arriver trop tard ?
C’est certain. La fenêtre pour un réchauffement limité à 1,5° C est en train de se refermer — et un réchauffement de 1,5° C est de toute manière dramatique. Mais je ne crois pas que cela ne doive nous paralyser, au contraire. C’est ce qu’explique Corinne Morel-Darleux quand elle rappelle que chaque dixième de degré, chaque vie, chaque arbre, chaque arpent de terre comptent… Chaque bataille mérite d’être menée. Bien sûr, nous perdons trop souvent. Mais nous ne faisons pas que perdre : nous parvenons à bloquer de nombreux projets destructeurs du vivant, à sauver de nombreuses vies, de nombreuses espèces, à sauver des forêts entières du béton… Nous ne pourrons jamais nous dire « c’est fini, nous avons gagné », mais ça ne signifie pas que nous sommes condamnés à perdre.
L’échelle nationale — du moins le pouvoir exécutif — risque pendant cinq ans d’être inaccessible, faut-il se redéployer à l’échelle des territoires à travers des luttes locales ?
Pour défendre chaque dixième de degré, et remporter des victoires sur le terrain, les luttes locales sont fondamentales. La dynamique est déjà bien enclenchée avec les différentes coordinations contre les grands projets inutiles et imposés, contre les infrastructures routières, les méga-entrepôts Amazon, contre l’industrialisation des forêts, ou encore dans le cadre des Soulèvements de la terre et de la mobilisation à venir « Retour sur terre(s) » le 26 avril. Il faut trouver des outils pour les relier davantage, créer plus de solidarité et réinventer des formes d’autonomie.
Et pour les législatives ?
Je n’ai pas grand-chose à dire, n’étant pas encarté. Mais on voit bien que la question de la participation sera déterminante. Si on veut que la gauche de transformation ait suffisamment de députés pour peser à l’Assemblée nationale, voire pour imposer une cohabitation comme le souhaitent les Insoumis… la seule piste, c’est d’avoir des triangulaires ou des quadrangulaires. Pour cela, il va falloir que l’abstention recule. Peut-être qu’on peut commencer par éviter les règlements de compte et éviter de se tirer dans les pattes… Ceci étant, de mon côté, je pense que le rôle des associations, des mouvements et des organisations syndicales sera déterminant, bien au-delà des échéances électorales. Ces mouvements sont les mieux placés pour faire face aux urgences. Le temps des institutions et de la politique est un temps lent, l’accélération viendra des mobilisations.