Crise du lait : des paysans poursuivent en justice des laiteries pour « extorsion »

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AgricultureAlors que la situation des producteurs de lait reste critique, la Confédération paysanne a porté plainte, jeudi 24 novembre, contre quatre grandes laiteries françaises. Le syndicat agricole les accuse d’imposer aux producteurs un prix du lait trop bas.
- Rennes (Ille-et-Vilaine), correspondance
Trois sections départementales de la Confédération paysanne, le troisième syndicat agricole français [1], ont porté plainte jeudi 24 novembre contre quatre des plus grosses laiteries de l’Hexagone pour extorsion, dans les Côtes-d’Armor, dans le Finistère et dans le Puy-de-Dôme. En septembre dernier, six autres départements avaient fait de même.
Le syndicat pointe les contrats signés entre producteurs et laiteries, des contrats où le producteur s’engage à vendre exclusivement sa production à la laiterie ; en revanche, la laiterie ne lui garantit pas de prix plancher. C’est ainsi que Lactalis, Sodiaal, Triskalia et Even sont dans le viseur du syndicat.
En août dernier, un bras de fer avait eu lieu entre producteurs de lait et Lactalis pour obtenir un meilleur prix : 290 euros la tonne de lait. Mais ce n’est pas suffisant, alors que le prix de revient moyen est estimé à 326 euros la tonne. Avec un prix moyen du lait redescendu à 280 euros la tonne et une production moyenne d’environ 400 tonnes de lait par an, chaque ferme se retrouve avec un déficit de plus de 18.000 euros.

Déjà en 2015 la situation était mauvaise et 2017 ne s’annonce pas plus favorable. Isabelle Conan est productrice de lait dans les Côtes-d’Armor : « Les laiteries annoncent des prix autour de 310-320 euros pour 2017, ce n’est pas possible, on reste déficitaire, on ne va pas tenir. » Et elle égrène les chiffres qui disent la misère qui guette aux portes de certaines exploitations. « La MSA [la sécurité sociale agricole] vient de sortir un rapport qui indique qu’en 2015, un tiers des éleveurs se rémunéraient 350 euros par mois. En 2016, ça sera les deux tiers. 10.000 fermes devraient cesser l’activité en 2016-2017. Vous réalisez ? »
Isabelle Conan est aussi bénévole chez Solidarité paysans, une association qui aide les agriculteurs en difficulté. Elle parle de l’endettement qui a mené certaines familles dans l’impasse, à des suicides. Presque un suicide tous les deux jours, selon la MSA.
« Le producteur vend son lait mais ne sait pas à combien »
Un des problèmes que dénonce la Confédération paysanne tient aux contrats signés entre producteurs et laiteries. Ludovic Landais est porte-parole du syndicat dans le Puy-de-Dôme. « Le contrat signé stipule les obligations des deux parties : le producteur vend son lait exclusivement à la laiterie, mais la laiterie ne s’engage pas sur un prix. C’est tout de même incroyable. Le producteur vend son lait mais ne sait pas à combien. »
Pourquoi alors signer un contrat s’il est mauvais ? Les producteurs de lait ne pourraient-ils pas aller voir ailleurs, faire jouer la concurrence ? « Eh bien non, justement, explique Ludovic Landais, le modèle économique des fermes est lourd et lent, on ne peut pas le changer du jour au lendemain. Et puis, il y a les habitudes. Difficile de changer quand on travaille avec la même laiterie depuis vingt ans. Sans parler des dettes, certains s’installent avec 700.000 euros d’emprunt à la banque. Ils n’ont pas de marge de manœuvre. »

C’est ce que le syndicat qualifie d’extorsion. Pour rappel, l’extorsion est une « infraction consistant à obtenir la remise de fonds, d’un bien quelconque, ou une signature, un engagement, une renonciation ou la révélation d’un secret, au moyen de violences, menaces ou contrainte. » De quelle menace s’agit-il ? Celle que le lait produit ne soit plus collecté par la laiterie, et donc ne soit plus payé. Pour la ferme, la faillite est assurée. Les producteurs préfèrent donc être sous-payés que pas du tout.
Il reste à voir si les trois procureurs qui ont reçu la plainte jeudi poursuivront ou classeront sans suite.
« Le modèle, c’est le secteur du lait bio, le seul à s’en sortir pour le moment »
Derrière la question des contrats, il y a des tendances de fond. La fin des quotas laitiers en avril 2015 faisait craindre la disparition des exploitations qui n’auraient pas les reins assez solides pour tenir. « Ça y est, on est en plein dedans », dit Isabelle Conan.
Et puis, il y a cette règle de l’offre et de la demande. Côté demande, l’embargo russe pose de nombreuses difficultés. L’implantation à Carhaix (Finistère) d’une usine de lait en poudre à destination de la Chine va aussi dans le sens de la concentration des exploitations. Dans un entretien accordé à Reporterre, le journaliste de Mediapart Karl Laske explique que « la responsabilité des industriels est énorme ».
La production de lait est en légèrement diminution depuis quelques mois, grâce à un plan européen de maîtrise de la production. Stéphane Le Foll, le ministre de l’Agriculture, réunira en décembre les acteurs de la filière pour anticiper une reprise des prix. Mais rien ne dit que cela sera suffisant à terme.

Mais alors que faire ? Pour Isabelle Conan, il faut équilibrer le rapport de force, afin que les producteurs ne se fassent plus dicter les prix par leurs clients, mais l’inverse. Cela passe, selon elle, par le regroupement des producteurs dans une organisation : « Le modèle, c’est le secteur du lait bio, le seul à s’en sortir pour le moment ; on doit suivre cette voie. »
Le secteur du lait bio tire son épingle du jeu avec des prix supérieurs au prix de revient. De son côté, la première organisation régionale de producteurs de lait bio, l’OP Seine-et-Loire, est en train de négocier ses contrats avec Lactalis, numéro un mondial, pour les deux années à venir. Un des étendards du lait bio français est l’entreprise Biolait, qui fixe ses prix pour que chacun puisse vivre de son métier.
La Confédération paysanne a lancé une pétition pour soutenir les producteurs de lait dans leur combat contre les laiteries. Elle est disponible ici.