Le dehors, puissant anticorps au virus autoritariste

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Libertés Pédagogie Éducation Covid-19Depuis les débuts de la pandémie, les mesures gouvernementales (télétravail ou couvre-feu) impliquent un repli sur la sphère privée. Pour préserver le « sens commun », ne faudrait-il pas réinvestir le dehors, demande l’auteur de cette tribune. Enseignement en plein air, réunion sur des places publiques, partage de repas… Le politique vit de rencontres et de confrontations.
Guillaume Sabin est ethnologue. Il a notamment publié La Joie du dehors, essai de pédagogie sociale (2019).
Au début du XXe siècle, pour faire face à la tuberculose et à la grippe espagnole, des expériences de classe en plein air furent menées à New York et, plus généralement, en Nouvelle-Angleterre. Plus d’un siècle plus tard, faire classe dehors ne semble pas être une alternative sérieusement envisagée.
Il y a quelques semaines, le gouvernement de Buenos Aires a proposé que l’école, à l’arrêt depuis sept mois en Argentine, reprenne à l’extérieur, dans les rues, parcs ou places publiques. L’alternative proposée aurait pu faire réfléchir sur la place de l’institution scolaire dans cette période de crise, mais elle s’est retrouvée prisonnière de la politisation de la situation sanitaire, polarisée entre la capitale, dirigée par un libéral, et le gouvernement fédéral, de centre gauche.
S’appuyant sur les données scientifiques qui signalent que la transmission du Covid-19 est moins grande en extérieur qu’en milieu confiné, les propositions de faire classe à l’air libre ne manquent pas aujourd’hui à travers le monde, et de nombreux réseaux s’emploient à les diffuser. Malgré ces appels, la voie du dehors ne semble pas faire recette. Qu’est-ce que cela dit de notre temps ?
De l’effet des étonnantes premières mesures du confinement
On peut faire remarquer qu’enseigner dehors peut inquiéter et ne s’improvise pas. Mais l’énergie des gouvernants dépensée depuis le début de la pandémie dans l’enseignement à distance prouve qu’il est possible de faire bouger les lignes en quelques semaines. Bien que moins coûteuse, l’école en plein air est pourtant peu défendue !
Il faut sans doute rapprocher ce manque d’intérêt des étonnantes (et peu justifiables) décisions prises ici et là aux premières heures des confinements. Les parcs publics, forêts, sentiers côtiers ou de montagne, marchés en plein air furent fermés, et surveillés à grand renfort de forces de police et de drones. Les supermarchés, lieux confinés, purent continuer à fonctionner sans restriction, ou presque, alors que certaines Amap (Associations pour le maintien de l’agriculture biologique) s’organisaient pour livrer des légumes dans des cours d’immeuble de manière quasi clandestine. Les quelques dizaines d’adhérent·es qui se retrouvaient sur un parking représentaient-ils un risque plus important que s’ils avaient fait leurs courses dans les grandes enseignes de la distribution ? On peut s’autoriser à en douter.
Ces décisions politiques disent quelque chose de la méfiance envers le dehors. Il y a chez les gouvernants cette idée profondément incorporée que, en cas de crise, il faut veiller au maintien de l’ordre. Les rites de souveraineté qui consistent à user du ton martial et à multiplier les dispositifs policiers permettent aux gouvernants de dire : « Nous sommes encore aux manettes. »
Pour les pouvoirs, le dehors, c’est le désordre, les manifestations, les fêtes
Le philosophe Michel Foucault, il y a longtemps déjà, a montré le lien étroit entre l’organisation d’espaces confinés et la volonté de contrôler les populations. Dans Surveiller et Punir (1975), il explique comment la prison, mais aussi les asiles, les écoles, ont été de puissants instruments de pouvoir. Ces dispositifs d’enfermement permirent d’y observer chacun et chacune, de classifier, de normaliser les comportements : horaires, places assignées, déplacements surveillés, organisation par classes d’âge ou comportements, etc. Ces manières d’organiser la population fabriquent de la normalité, elles sont destinées à prévenir les débordements de la multitude.

Dans le contexte actuel, l’éducation dans la rue ne coïncide pas avec cette obsession de maîtrise. Le dehors renvoie à l’idée de désordre, de manifestation, de révolte et de fête. Les enseignant·es n’échappent pas à cet imaginaire lorsqu’elles et ils s’inquiètent de se voir débordés par leurs élèves une fois dans l’espace public, là où disparaissent les attributs rassurants qui caractérisent l’institution : le bureau, les rangées, les regards orientés dans la même direction, un certain silence… Si faire classe dehors paraît si saugrenu, c’est que nous nous sommes habitués aux normes du dedans qui ordonnent les choses et les êtres. Faire classe dehors, ce n’est pas simplement sortir des tables et des chaises à l’extérieur, c’est parfois s’en passer, c’est envisager l’éducation en marchant — et pas toujours en rang.
L’enseignement à l’air libre n’offre pas non plus les garanties de l’enseignement à distance. Celui-ci n’est pas qu’un incitateur à s’équiper en matériel informatique : il correspond à l’horizon social « d’avant la crise ». Les plateformes numériques d’enseignement reproduisent la panoptique des frères Bentham, ce dispositif architectural inventé à la fin du XVIIIe siècle permettant de tout surveiller. Les enseignant·es peuvent contrôler l’ensemble de leurs élèves (se sont-ils connectés ? ont-ils déposé leurs devoirs ?), et l’administration peut surveiller l’ensemble des enseignant·es (que proposent-ils à leurs élèves ? ont-ils prévu des évaluations ?).
C’est un dispositif de contrôle, et l’adjectif « collaboratif » souvent associé à ce type d’interface n’est qu’un maigre paravent pour occulter son caractère centralisé et hiérarchisé. Plus encore, l’enseignement à distance et le télétravail dessinent une société d’individus entièrement occupés à leurs affaires privées, déployant leur existence dans le foyer familial. Alors que l’institution scolaire est souvent présentée comme la garante du partage d’une culture commune, ce commun-là pourrait désormais se construire par écran interposé, chacune et chacun chez soi.
Faire vivre le « sens commun »
Le couvre-feu est une mesure de police qui signale l’heure de rentrer chez soi. Le terme peut servir de métaphore à cette sommation au « chacun chez soi ». Il n’est pas inutile de répéter, au côté de la philosophe Isabelle Stengers, qu’il y a souvent confusion entre ce qui est présenté comme une voie unique, fondée et raisonnable, et l’injonction qui nous est faite de faire confiance aux autorités compétentes. Réactiver le sens commun, pour reprendre le titre de son dernier ouvrage, est une invitation à proposer d’autres types d’arguments, à ne pas se laisser endormir, à ne pas faire confiance sans se donner les moyens de penser collectivement. Et de confronter ces arguments aux autorités compétentes — pour lesquelles le sens commun est ce qui relève des opinions déraisonnables et infondées.

Mais, pour déployer ce sens commun, encore faut-il des espaces ou penser et agir en commun. Ce ne sont pas ceux qui sont privilégiés aujourd’hui, et la pandémie sert même à les désigner comme dangereux. Ce sont alors les grandes surfaces plutôt que les Amap, l’enseignement à distance plutôt qu’à l’air libre. La gestion de la crise semble nous indiquer ce qui est utile et ce qui serait finalement accessoire dans nos vies. Elle fait penser à cette antique manière de gérer les affaires publiques rapportée par Jacques Rancière dans Aux bords du politique (1998) : le tyran athénien Pisistrate incitait les pauvres à s’occuper de leurs affaires privées en leur offrant un lopin de terre à cultiver, afin qu’ils cessent de se rassembler en ville et délaissent les choses communes. C’est un travail de dépolitisation. Comment ne pas voir dans les décisions d’aujourd’hui une incitation à se replier sur la sphère privée, et à laisser les experts s’occuper du reste ?
Le dehors est un puissant anticorps à cette atomisation, à ce rêve d’intérieurs bien ordonnés. Enseigner en plein air, se réunir en assemblée sur les places publiques, s’organiser pour partager des repas dans la rue ou répondre à des urgences sociales sont autant de pratiques qui redonnent sens au commun, où l’on pense ce qui nous arrive et comment y réagir. Beaucoup s’y emploient, avec des masques et à distance raisonnable, rappelant qu’une démocratie n’est ni le règne d’opinions irrationnelles, ni l’addition de foyers séparés les uns des autres à la recherche d’un bonheur privé, ni même un exercice de consentement à l’égard de gouvernants éclairés, mais un lieu ouvert de rencontre et de confrontation travaillant les questions qui nous concernent.