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EntretienSocial

Bernard Friot : « Avec une retraite à 50 ans, plus besoin de quémander son salaire »

Bernard Friot est sociologue et économiste.

Dans son dernier ouvrage, le sociologue défend l’idée d’une retraite « par qualification », statut attribué en fonction d’un métier, plutôt que par cotisations. Avec ce système, le salaire serait versé « jusqu’à la mort ».

Bernard Friot, sociologue et économiste, est professeur émérite à l’université Paris X-Nanterre. Il a écrit de nombreux ouvrages sur la Sécurité sociale et le salariat. Il vient de publier Prenons le pouvoir sur nos retraites, aux éditions La Dispute.



Reporterre — Le « temps heureux » de la retraite est remis en cause par nos dirigeants depuis trente-cinq ans, rappelez-vous dans votre dernier ouvrage. Pourquoi une telle obstination ?

Bernard Friot — On ne peut la comprendre que si l’on renonce à une idée très répandue, qui veut que le cœur de la lutte de classe soit le pouvoir sur l’argent. Alors que le cœur de l’affrontement de classe, c’est le travail. La bourgeoisie n’a de puissance sur l’argent que parce qu’elle a de la puissance sur le travail.

La raison fondamentale pour laquelle les gouvernements s’obstinent à mener cette contre-révolution capitaliste, malgré une opinion publique largement défavorable, c’est qu’il y a un enjeu de classe décisif dans la retraite.


Que voulez-vous dire ?

Dans le capitalisme, le salaire est le résultat de la subordination. On mérite son salaire par un travail, dont les règles sont déterminées par la bourgeoisie capitaliste. Évidemment, il y a une forme de résistance spontanée à ce travail, puisque les intéressés ne décident de rien. Cette résistance est d’autant plus forte aujourd’hui que les effets écologiques et anthropologiques désastreux de la façon dont la bourgeoisie organise le travail sont évidents. Parce que le capital sait que nous n’adhérons plus aux tâches qu’il nous impose, il est de plus en plus déterminé à nous faire revenir à une forme de rémunération à la tâche, par exemple les CDD de mission.

La retraite, c’est tout le contraire de cela. C’est un salaire qui n’est pas le résultat d’une subordination, mais la condition d’une souveraineté sur le travail. Pour le comprendre, il faut revenir aux fondements de la retraite telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Avant d’être chassés en 1947, les ministres communistes sont parvenus à transposer le régime de retraite de la fonction publique aux salariés du privé. Les salariés de la fonction publique sont payés en fonction de leur grade : ouvrier d’État, professeur certifié, colonel… C’est cette qualification qui définit le salaire. Et comme cette qualification est un attribut de la personne, le salaire se poursuit jusqu’à la mort. Ambroise Croizat (ministre du Travail entre 1945 et 1947) a transposé cela dans le régime général. Ça n’existait pas jusque-là.

Avec la retraite à 50 ans, « on n’aurait plus besoin de quémander son salaire à son employeur », dit Bernard Friot. © Mathieu Génon/Reporterre

Dès 1947, les patrons ont riposté en créant un régime complémentaire de retraite pour les cadres, qui repose sur la forme capitaliste de la répartition : j’ai cotisé, donc j’ai droit. Ce système a été généralisé à l’ensemble des salariés du privé dans les années 1950. Le résultat, c’est de conditionner la retraite à un travail préalable, d’en faire non pas la continuation d’un salaire, mais le différé d’une cotisation passée.


Comment analysez-vous le projet de réforme actuel ?

L’enjeu, pour la bourgeoisie, n’est pas de nous faire travailler plus longtemps, comme on l’entend parfois. La bourgeoisie capitaliste n’a pas besoin de travailleurs supplémentaires. Elle passe son temps, au contraire, à éliminer des travailleurs, à remplacer le travail vivant par le travail mort (on le voit dans l’agriculture, où l’agrobusiness nous concocte une agriculture sans paysans).

En revanche, elle a besoin de travailleurs fragiles, pour pouvoir les rémunérer le moins possible. C’est cela, l’objectif de la réforme des retraites : augmenter le temps de fragilité des travailleurs sur le marché du travail. À 60 ans, moins de la moitié des personnes sont dans l’emploi, un quart sont en longue maladie, en préretraite, en retraite ou en invalidité, et 7 % au chômage. Ce sont des gens vulnérables, qui vont être contraints d’accepter des CDD et des baisses sur les salaires. Repousser l’âge de la retraite à 64 ans, c’est augmenter de deux ans cette période de vulnérabilité.


Plutôt que de demander au gouvernement d’abandonner le passage de l’âge de la retraite à 64 ans, vous invitez la population à se battre pour la retraite à 50 ans. Pourquoi ?

Nous sommes aujourd’hui dans une situation totalement inédite. On compte 17 millions de retraités. Certains ont des pensions extrêmement faibles, pour lesquelles on ne peut pas parler de poursuite du salaire. Mais le plus gros groupe, soit 8 à 9 millions de retraités, bénéficie d’un salaire correspondant à 75, voire 100 % de leur salaire de référence. Ce salaire est attaché à leur personne : ni l’État ni les employeurs ne peuvent l’attaquer. Il n’y a aucune exigence de travail préalable. Pour moi, c’est l’avenir. Il faudrait que nous ayons tous un salaire acquis, quel que soit notre rapport au travail.

Je propose l’âge de 50 ans, car c’est le moment où l’on devient senior dans le management contemporain. C’est le moment où l’on est marginalisé : on nous prive de formation, on nous fait partir en premier en cas de plan de sauvegarde de l’emploi, on nous incite à devenir prestataires pseudo-indépendants…

« Retraité, ça ne veut pas dire inactif. Ça veut dire libéré de la subordination au travail. » © Mathieu Génon/Reporterre

Comment pourrait fonctionner l’alternative que vous proposez ?

À 50 ans, on deviendrait titulaire de son salaire, selon le modèle de la retraite d’Ambroise Croizat. On n’aurait plus besoin de quémander son salaire à son employeur. Ce salaire serait porté au salaire moyen, 2 500 euros net, s’il y était jusqu’alors inférieur, et ramené à 5 000 euros s’il y était supérieur, ce qui est largement suffisant pour vivre.

La proposition est que ces salariés deviennent « inlicenciables ». Leur responsabilité serait de gérer l’organisation des travailleurs contre les directions. C’est fondamental si l’on veut sortir de l’impasse écologique dans laquelle nous sommes, qui consiste à remplacer le travail vivant par le travail mort. Les travailleurs vivants doivent décider.

Retraité, ça ne veut pas dire inactif, ça veut dire libéré de la subordination au travail. Les retraités pourraient organiser la liberté du travail avec les salariés encore soumis au salaire capitaliste. Jusqu’à quel âge ? C’est aux gens de décider. Ça peut être jusqu’à la mort. Moi, j’ai envie de faire des livres, de participer à des conférences, de travailler dans les archives jusqu’à ma mort. D’autres voudront changer parce qu’ils avaient un métier pénible. Les destins sont individuels.


Vous avez longuement travaillé sur le « salaire à vie », ou « salaire à la qualification personnelle ». En quoi consiste cette idée ? La retraite à 50 ans est-elle un premier pas vers sa mise en place ?

Toutes les batailles doivent converger vers ce même objectif. La bataille pour les retraites concerne les seniors. Mais nous aurons bientôt, à coup sûr, un débat sur la hausse des frais d’inscription à l’université et les prêts étudiants. À ce moment-là, il faudra se battre pour le salaire à la qualification personnelle dès 18 ans.

Concrètement, chacun aurait un grade déterminé par des jurys. Les salaires seraient déterminés en fonction de cette qualification personnelle, entre 1 700 euros et 5 000 euros, avec une moyenne à 2 500 euros. Les projections du Réseau Salariat montrent que c’est parfaitement possible dans l’état actuel de notre produit intérieur brut. Et ça ne suppose pas de continuer à être en prédation, aussi bien vis-à-vis des pays du Sud que du reste du vivant.

Il faut distinguer la richesse, c’est-à-dire la somme des biens et services physiques que nous produisons, qui doit évidemment décroître, et la valeur, la somme des valeurs ajoutées dans les entreprises. Cette dernière doit se maintenir, voire augmenter. Il n’y a que le travail vivant qui produise de la valeur ajoutée. Nous allons augmenter sa place, puisque, si l’on veut une agriculture biologique par exemple, il faut infiniment plus de travail vivant qu’aujourd’hui. Il n’y a donc aucune raison que la valeur économique diminue.

Bernard Friot défend aussi l’idée d’un « salaire à vie ». © Mathieu Génon/Reporterre

Dans le système que vous imaginez, chacun pourrait donc, en théorie, choisir de ne pas travailler ?

Bien sûr. L’objection majeure à l’idée de « salaire à vie », c’est de dire que les gens ne feront plus rien. C’est n’importe quoi. L’aspiration à contribuer au bien commun est fondamentale. Évidemment, il faudrait que les personnes soient accompagnées dans leur désir d’utiliser leurs qualifications. Il faudrait qu’une institution publique les aide à trouver des contrats avec des entreprises, à monter leur propre boîte si elles le veulent, à monter en qualification au cours de leur vie… Mais quelqu’un qui voudrait faire le tour du monde conserverait son salaire.

Pour que les besoins sociaux soient assumés, il faudra encourager certaines trajectoires, par la hausse de la qualification. Ça veut dire que les tâches les moins spontanément choisies seront les mieux payées. Alors qu’aujourd’hui, c’est l’inverse. Évidemment, cela suppose des mutations dans l’ensemble de nos institutions. Si vous voulez distribuer 1 700 euros à tous les plus de 18 ans, il faut un autre système scolaire, qui formerait à la coresponsabilité économique et pas à la compétition sur le marché du travail, comme c’est le cas aujourd’hui.


L’enjeu, finalement, est d’étendre le « temps heureux » de la retraite à toute la vie ?

Absolument.

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