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IdéeCulture et idées

Capitalisme : les impasses de la « redirection écologique »

Chaînes d'approvisionnement, pétrole, pesticides... les héritages du capitalisme menacent aujourd'hui l'habitabilité de la planète.

Dans son livre « Politiser le renoncement », le professeur en redirection écologique Alexandre Monnin tente de répondre à une question : comment sortir des héritages nocifs légués par le capitalisme ?

Qu’ont en commun les centrales nucléaires, un champ rendu infertile par les pesticides, la succession de catastrophes climatiques et la chaîne logistique d’Amazon ? Ce sont des héritages que nous lègue le capitalisme et qui menacent l’habitabilité de la planète. Ces cadeaux empoisonnés, Alexandre Monnin, professeur notamment à l’ESC Clermont et auteur de Politiser le renoncement, les qualifie de « communs négatifs ».

On connaît déjà leur pendant positif que l’on nomme simplement communs, à savoir les « ressources partagées qui ont une utilité pour une communauté qui en prend soin ». Alexandre Monnin produit une lecture critique de cette notion et la prolonge. Il propose de prendre soin des « réalités dont personne ne veut » et « dont les effets sont jugés négatifs ». Et le spectre est large : « Smartphone et 5G, pétrole et énergies fossiles, supply chain (chaîne d’approvisionnement), modèle d’attractivité entre territoires, mesures néolibérales, doctrines économiques ou managériales hors-sol… »

Il distingue deux types de communs négatifs. Les dégâts déjà là, qu’il appelle « ruines ruinées » : les déchets, les pollutions ou encore les effets du dérèglement climatique. Et les dispositifs qui vont continuer à nous impacter négativement, les ruines « productives de nouvelles ruines » qu’il nomme « ruines ruineuses ». « Le plus ruineux aujourd’hui ce ne sont pas les mines à ciel ouvert […] mais les dispositifs qui commandent de les creuser, les modèles économiques qui les rendent profitables ou encore les chaînes d’approvisionnement en assurant l’export partout dans la planète », illustre le professeur.

« Tirer profit de la destruction »

Dans son livre éponyme, Alexandre Monnin nous invite « à politiser le renoncement ». C’est-à-dire identifier et nommer comme tels les communs négatifs et « la ruine dont ils sont porteurs » pour mieux décider du sort qu’on leur réserve ou, pour le dire autrement, prendre soin de ce qui nous nuit pour éviter qu’ils ne nous nuisent davantage. Car qu’on le veuille ou non, nous allons devoir vivre avec certains de ces legs. On ne fait pas disparaître des déchets nucléaires. Par contre on peut décider d’arrêter d’en produire. Il nous enjoint à ne pas laisser aux responsables du désastre la charge de s’en occuper. Cela peut paraître injuste d’avoir à prendre en charge ces ruines imposées, mais il nous avertit des risques de ne pas le faire.

Les déchets nucléaires font partie des legs du capitalisme. Unsplash/CC/Dan Meyers

En effet, le « capitalisme du désastre » — expression qu’il emprunte à Naomi Klein, célèbre journaliste et essayiste canadienne — sait tout à fait « tirer profit de la destruction ». Alexandre Monnin mobilise le concept de « ruines anticipées » de Kasia Paprocki, professeur d’environnement à la London School of Economics, pour expliquer comment les capitalistes profitent des crises futures que portent en germe les ruines ruineuses. Le but étant d’imposer, au présent, des reculs sociaux ou l’abandon de certaines activités, zones ou populations considérées comme non viables.

Il cite l’exemple de la montée des eaux au Bangladesh qui illustre bien les enjeux autour d’une bonne définition de ce qui fait commun négatif. Des polders (étendue artificielle de terre sur l’eau financée par des agences internationales) sont construits pour faire face à la montée des eaux, mais ceux-ci aggravent le phénomène d’érosion et menacent l’activité agricole côtière. Du point de vue des populations locales, « il fait davantage sens de renoncer aux polders qu’à eux-mêmes ou à leurs modes de vie ». Du point de vue de la banque mondiale, à l’inverse, « les populations vivant de l’agriculture doivent abandonner cette activité, migrer et se reconvertir ».

Renoncer à certaines logiques capitalistes

C’est à nous de décider ce que nous voulons fermer, maintenir ou réparer si on veut éviter que les communs négatifs servent de prétexte pour nous imposer un présent et un futur encore plus détestable. Mais qui est ce « nous » ? Quelle est l’échelle pertinente pour prendre en charge les communs négatifs et défendre les communs positifs ? Qui doit décider de l’implantation et assumer les conséquences de la construction d’un centre de traitement des déchets ? Qui est à même d’assurer la préservation de la forêt amazonienne ? Cela fait partie des questions explorées dans ce livre.

Une autre piste de réflexion stimulante sur laquelle il nous emmène est celle du défi posé par l’attachement parfois vital d’une part croissante de la population à certains communs négatifs. Il donne l’exemple de l’azote, massivement utilisé dans l’agriculture avec des effets écologiques désastreux, mais dont l’arrêt brutal ferait courir des risques de famine. Il nous invite donc à penser ensemble le démantèlement des communs négatifs et le soin aux populations qui y sont attachés, volontairement ou non.

Pour l’auteur, certains, comme les banques, profitent des crises causées par le capitalisme. Flickr/CC BY 2.0/Ralf Steinberger

L’ouvrage commence par une critique sévère du capitalisme, ce qui est assez perturbant quand on sait que l’auteur est professeur en école de commerce et conseille des dirigeants d’entreprises du CAC 40. Bien qu’il présente les communs négatifs comme une production du capitalisme, il ne propose pas de renoncer à ce mode de production, mais seulement à « certaines de ces logiques et de ces logistiques ». Il met dos à dos le business as usual (capitalisme vert, RSE), qui nous condamne à moyen terme, et la sortie immédiate de ce qu’il appelle la technosphère « par analogie avec la biosphère ». Selon lui, le capitalisme ne peut pas être démantelé, et même s’il l’était, la rupture immédiate ne serait pas pour autant souhaitable en raison des « attachements vitaux » qui nous lient à la technosphère.

Une lecture aride

Il propose donc une troisième voie, déjà présentée dans un précédent ouvrage, plus compatible et cohérente avec ses fonctions : la redirection écologique. Il s’agit d’une forme de réformisme radical qui passe par un changement progressif s’appuyant sur les moyens techniques et organisationnels de la technosphère, mais en les réorientant. Il prône ainsi des mesures à « double détente », expression qu’il emprunte au sociologue étatsunien Ollin Wright qui les décrit comme « des solutions pratiques de court terme intégra[nt] des principes qui sur le long terme tendent à affaiblir la domination du capitalisme ». Il cite comme exemple la « fermeture des stations de ski confrontées au manque de neige » et « l’arrêt de la construction neuve et la bascule vers une économie de la maintenance et de la réhabilitation ».

L’ouvrage est globalement aride. Difficile d’en venir à bout sans le support d’un dictionnaire et, pour certains chapitres, d’une formation en philosophie. Si les questions qu’il soulève autour des communs négatifs ouvrent des pistes de réflexion stimulantes, les réponses politiques qu’il apporte sont peu convaincantes. L’idée d’une subversion des outils de la technosphère contre elle-même pourrait être défendable si nous avions un siècle devant nous, mais nous ne l’avons pas.

Certes, l’activité de certaines entreprises peut être redirigée, mais le capitalisme ne peut l’être. L’impératif de rentabilité et celui de préservation de l’habitabilité de la planète sont inconciliables. La redirection écologique propose de renoncer à tout ce qui nous nuit, sauf au capitalisme, la ruine ruineuse ultime. C’est peut-être pour cela que, comme il le dit au début de son ouvrage, ses thèses trouvent un écho grandissant dans les administrations et les « organisations ».

Politiser le renoncement, d’Alexandre Monnin, aux éditions Divergences, avril 2023, 160 p., 15 euros.

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