Les cadavres, des écosystèmes pleins de vie

- © Etienne Gendrin / Reporterre
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Les cadavres sont essentiels au développement de la vie : de nombreuses espèces d’oiseaux, d’insectes et de mammifères prospèrent grâce à eux. Or les activités humaines affectent cet écosystème essentiel, appelé le nécrobiome.
C’est un écosystème suintant, obscur et odorant auquel on préfère ne pas trop penser : le nécrobiome, c’est-à-dire la communauté d’espèces gravitant autour des cadavres. Son nom est tiré de l’association de deux termes grecques anciens, nekrós (« mort »), et bios (« vie »). Paradoxal ? Seulement en apparence. Car les cadavres grouillent de vie, montre la recherche scientifique. Une multitude d’espèces dépendent de leur décomposition, qui contribue également à enrichir la terre. Ce processus est cependant chamboulé, comme tant d’autres phénomènes, par le changement climatique et les activités humaines.
Le terme « cadavre » évoque rarement des images de joyeux festins. Et pourtant. « Les carcasses d’animaux sont d’incroyables “hotspots” de biodiversité, explique à Reporterre Philip Barton, professeur à l’Université Deakin, en Australie, et l’un des meilleurs spécialistes du sujet. Elles sont très riches en nutriments, ce qui attire un grand nombre d’animaux qui s’en nourrissent. »

Au cours de ses recherches, l’écologue a identifié « des centaines » d’espèces de fourmis, de mouches et de scarabées à qui les cadavres fournissent gîte et couvert, ainsi que plusieurs dizaines d’oiseaux, de reptiles et de mammifères. Dans la très longue liste des animaux « nécrophages », on retrouve « Nicrophorus vespillo », un coléoptère reconnaissable à sa carapace ornée de motifs géométriques oranges, « Lucilia caesar », une espèce de mouche aux reflets dorés… Ainsi que les renards roux, les corbeaux, les hyènes, les souris ou encore les ratons laveurs, qui se délectent des animaux morts de faim, de fatigue ou de maladie. Même les loutres, les hérons et les hippopotames peuvent se laisser tenter, lorsque l’occasion se présente, par un goûter cadavérique, relate une équipe de chercheurs dans une revue de littérature scientifique.
Les vautours, rois des nécrophages
Au royaume de la charogne, les vautours restent les rois. Grâce à leur sens accru de l’odorat, ils détectent très vite les composés organiques volatiles émis lors de la décomposition des tissus des cadavres. Leur excellente vision et leurs longues ailes leur permettent d’arriver sur place avant les autres amateurs de cadavres. Autre avantage de taille : leurs intestins sont plus résistants aux toxines produites par les micro-organismes qui colonisent, eux aussi, les corps trépassés. Grâce à leurs longs cous dénués de plumes, ils peuvent grignoter les corps en limitant au maximum les risques de contact avec de la matière en voie de putréfaction, potentiellement toxique. Ces vertébrés sont les seuls à se nourrir exclusivement de charogne. Sans elle, « ils s’éteindraient », note Philip Barton.

Pour eux comme pour l’ensemble du vivant, les morts – animaux ou végétaux – sont une précieuse source de calories : selon une étude de 2011, 45 % des chaînes alimentaires sont constituées de charogne. En forêt, 20 à 30 % des insectes dépendent de manière directe ou indirecte du bois mort ou en voie de décomposition. En mer aussi, les défunts font des heureux. Selon les travaux d’une équipe d’océanographes de l’université d’Hawaï, la carcasse d’une baleine de 40 tonnes peut procurer aux créatures vivant dans les grandes profondeurs une quantité de nourriture équivalente à celle qui leur parvient normalement depuis la surface en 100 à 200 ans. Moules, requins dormeurs du Pacifique et myxines – des animaux aquatiques dénués de colonnes vertébrales semblables aux anguilles – font partie des nombreuses espèces qui s’en délectent.
« Le nécrobiome convertit les morts en ressources pour les vivants »
Les cadavres sont également bénéfiques aux végétaux. En se décomposant – grâce à l’intervention des charognards, des bactéries et des champignons –, ils enrichissent la terre de nombreux éléments chimiques : phosphore, azote, magnésium, potassium, sodium, calcium… La carcasse d’un éléphant à la surface de la terre peut augmenter les niveaux d’azote jusqu’à 40 centimètres en profondeur ; celle d’une grenouille ou d’un moineau, jusqu’à 15 centimètres. Ces nutriments sont ensuite absorbés par les plantes, elles-mêmes consommées par d’autres animaux. À leur fin, ces derniers viendront à leur tour nourrir la terre, dans un cycle infini. « Le nécrobiome convertit les morts en ressources pour les vivants », synthétise Philip Barton. La mort n’est rien ; nous passons seulement dans l’animal – ou la plante – d’à côté.
Les membres du nécrobiome rendent également de nombreux services aux humains. « Ils jouent un rôle crucial pour nettoyer les paysages et maintenir la bonne santé des écosystèmes », indique l’écologue. Les charognards empêchent notamment les pathogènes nichés dans les animaux morts de se diffuser dans l’environnement, et de contaminer ainsi les humains et leurs cheptels. En dévorant rapidement les carcasses, les vautours entravent également la croissance des populations d’espèces nuisibles aux activités humaines, comme les chiens sauvages ou les rongeurs.
Les médicaments vétérinaires, une menace
Le nécrobiome est aujourd’hui en danger. À travers le monde, les populations d’ongulés sauvages ont peu à peu été remplacées par du bétail, note une équipe de chercheurs dans un article publié en 2016. À leur mort, ces animaux domestiques sont souvent brûlés ou enterrés, plutôt que laissés à la disposition des nécrophages. Lorsque les herbivores sauvages sont chassés, leurs carcasses sont par ailleurs souvent emportées loin des becs, des crocs et des antennes des charognards. Résultat : « Il y a trop peu de carcasses dans certains endroits », déplore Philip Barton.
« Trop peu de carcasses, ça veut dire que des espèces comme les vautours ou les aigles ont moins de nourriture pour élever leurs petits, poursuit le chercheur. Ça veut aussi dire qu’il y a moins de recyclage des nutriments dans les chaînes alimentaires. L’écosystème élargi peut se dégrader. »

Les traces de certains médicaments vétérinaires dans les restes des animaux peuvent également porter préjudice au nécrobiome. En Inde, la présence de diclofénac – un anti-inflammatoire interdit en France – dans les carcasses d’1 % des vaches a suffi à exterminer 95 % de la population des vautours. À l’échelle mondiale, au moins 60 % de ces piliers du nécrobiome sont menacés d’extinction, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature.
Disparition des « superprédateurs »
Autre problème : l’extension sans fin des activités humaines provoque la disparition des « superprédateurs » – comme les ours, les loups ou les lions –, qui sont peu à peu remplacés par des « mésoprédateurs » – les renards, par exemple. Ces derniers sont hélas moins doués pour faire disparaître les cadavres des plus gros animaux, ce qui peut augmenter le risque de transmission de maladies. L’urbanisation, l’intensification des pratiques agricoles et la fragmentation des paysages réduisent également les habitats des charognards. Selon une étude publiée en 2019, les endroits de la Terre où les humains sont les plus présents sont ceux où ils sont les moins nombreux.
Nos émissions de gaz à effet de serre rebattent elles aussi les cartes du nécrobiome, observe Philip Barton. « Les mortalités de masse augmentent à travers le monde sous l’effet du changement climatique. En Australie, par exemple, les feux de forêt tuent des milliards d’animaux. Les canicules tuent également des millions de poissons, et provoquent la mort de milliers de chauves-souris. » Résultat : les écosystèmes se retrouvent soudainement submergés sous des quantités trop importantes de charogne, ce qui augmente le risque épidémique. Ces afflux « énormes » de cadavres rendent « d’autant plus nécessaire le fait d’avoir une diversité de charognards pour nettoyer l’environnement », indique le chercheur. Laisser plus de place au nécrobiome, voilà une piste pour conserver de bonnes conditions de vie.