Lettre du bocage : « Nous ne supportons pas d’être gouvernés par la peur »

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Libertés Covid-19Face à la pandémie, nous avons, abasourdis, joué le jeu, expliquent les autrices de cette tribune. Mais un an plus tard, rien n’a été fait pour améliorer le système de soins, tandis que la machine législative a instruit maintes lois régressives (sécurité globale, néonicotinoïdes, etc.). Alors, contre le gouvernement par la peur, retrouvons confiance dans nos capacités collectives d’imaginer l’avenir.
- Karine Dumont, Fabien Granier, Caroline Tigeot et Valérie Schwarcz sont les autrices de ce texte, soutenu par un collectif d’habitants du Bourbonnais, très actif sur les plans social et culturel.
La peur a été en définitive le maître qui m’a fait le plus désapprendre. »
L’écrivain mozambicain Mia Couto, dans Murer la peur
Depuis mardi 12 janvier, le couvre-feu a été instauré à 18 heures dans l’Allier.
La nouvelle nous est tombée dessus, comme à chaque fois, depuis un monde lointain. Satellitaire. Et elle nous a cueilli.e.s, nous autres, habitantes et habitants du bocage bourbonnais. Nous qui essayons toujours, tant bien que mal, d’absorber la pelote d’injonctions qui nous sont faites depuis un centre de plus en plus lointain.
Après avoir vécu les confinements, les couvre-feux, la fermeture des secteurs arbitrairement qualifiés de non essentiels ; après avoir enduré, les unes après les autres, toutes les strates des mesures prises dans l’urgence depuis le début de la crise sanitaire, nous en sommes rendu.e.s là. À sentir dans nos ventres tout ce que cette paire d’heures va, encore, confisquer à nos existences.
18 heures au lieu de 20 heures… Ici… Au beau milieu du bocage
18 heures. Pourquoi ? Difficile de le comprendre. De l’appréhender. Qui préconise ? Qui décide ? Qui applique ? Quels chiffres préludent à quelles décisions ? Quelle logique se cache derrière la doxa du taux d’incidence ?
18 heures au lieu de 20 heures… Ici… Au beau milieu du bocage… Entre les vaches et les bouchures [1]… D’où ça vient, ça ? Nous sommes cinquante au kilomètre carré, par ici. Les seuls endroits où vous trouverez du monde sont les supermarchés.
Aujourd’hui, l’arbitraire de ces mesures n’échappe plus à personne. Et leur caractère improvisé relèverait de la farce si elles n’affectaient pas nos vies de manière aussi dramatique : destruction des emplois, détresse morale, solitude, déscolarisation… Si se protéger du virus est indispensable, les moyens mis en œuvre par le gouvernement peuvent apparaître de plus en plus comme une aubaine pour entraver notre appétence au collectif, notre capacité à réfléchir et à inventer ensemble. Il est d’ailleurs frappant de constater que — tandis que nous végétons, masqués et reclus — la machine législative continue à plein régime, instruisant des lois toujours plus polémiques : séparatisme, sécurité globale, loi sur la recherche et l’enseignement, réintroduction des néonicotinoïdes… Autant de sujets sur lesquels il semble pourtant inconcevable de se passer du débat public.

Il apparaît clairement, un an après le début de la crise, qu’il n’y aura pas de retour à la normale. Les réponses aux crises finissent toujours par se sédimenter dans le droit. Depuis vingt ans, par exemple, tous les régimes d’exception liés au terrorisme n’ont fait que se renforcer, année après année, pour finalement s’institutionnaliser.
Chez nous, en 2021 : plus de médecin, plus de généraliste, plus de spécialiste
Il n’y aura pas de monde d’après. C’est maintenant que cette situation nous incombe. C’est maintenant que nous devons réfléchir, ensemble, à comment absorber cette épidémie sans démanteler ce qui fait précisément le ciment de la vie, c’est-à-dire la communauté, la circulation, la rencontre des corps et des idées.
Jusqu’à maintenant, le choix a été fait d’isoler sous contrainte l’ensemble de la population et de fermer strictement tous les lieux collectifs et de partage, sans considération pour les efforts pouvant y être faits pour s’adapter au contexte sanitaire.
On a d’abord joué le jeu — abasourdis. Mais, une année plus tard, l’évidence finit par nous sauter aux yeux : on ne peut plus nous demander ça, alors qu’en face rien n’est fait pour travailler à la refonte d’un vrai service de santé publique. En effet, en un an, rien ne nous a laissé entrevoir un quelconque sentiment de responsabilité des pouvoirs publics dans l’effondrement de notre système de soin. Une faible revalorisation des salaires… C’est tout ce qu’on aura vu sortir du Ségur de la santé. Pas de plan. Pas de projet. Pas de vision. Pire : une volonté affirmée de poursuivre la gestion managériale de ce bien public.

Ici, chez nous, en 2021 : plus de médecin. Plus de généraliste. Plus de spécialiste. Les infirmiers sont débordés. Les hôpitaux saturés. Notre espérance de vie à la campagne est désormais de deux ans inférieure à celle des urbains. Vingt ans que les professionnels et les usagers se mobilisent, manifestent, invectivent, se mettent en danger face à des gouvernants toujours plus sourds à la question. Et maintenant que nous sommes dans une impasse : toujours rien.
La stupeur, c’est la négation même du vivre-ensemble
Il nous reste la stupeur. Qui est l’état dans lequel nous nous trouvons depuis un an. Et qui est une négation même du vivre-ensemble.
Et cela, nous, adultes responsables et citoyens, ne pouvons pas le supporter plus longtemps. C’est pourquoi il nous semble légitime :
- de demander des comptes à celles et ceux qui nous gouvernent sur le travail accompli au cours de ces derniers mois pour envisager l’organisation collective de notre avenir prenant en compte le contexte sanitaire, social et écologique ;
- de tout mettre en œuvre pour nous réunir, en dehors de la seule occasion du travail salarié. De trouver les moyens de nous voir à nouveau, de nous rassembler, de créer ensemble, de protéger le lien qui nous unit. Il est évident que cela peut se faire en minimisant les risques de contagion ;
- de réclamer la réouverture des lieux de culture, musées, théâtres, bibliothèques, dont rien ne prouve qu’ils soient des lieux de propagation, et d’inventer autre chose que la fermeture obtuse de ces lieux essentiels de convivialité que sont les bars.
Aujourd’hui, nous sommes gouvernés par la peur de tomber malade. Hier, nous étions gouvernés par la peur d’être victime d’un attentat. Nous ne supportons pas d’être gouvernés par la peur. Nous ne pouvons pas nous permettre de le supporter. Parce que nous sommes presque 8 milliards à cohabiter sur une planète qui nous rendra toujours coup pour coup si nous persistons à nous traiter — et à la traiter — en ennemis.
Aujourd’hui, nous voulons faire confiance à notre capacité collective à imaginer l’avenir.
Si vous voulez joindre les membres du collectif : [email protected]