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Luttes

Mégabassines : la semaine où tout a basculé

Environ 200 manifestants ont été blessés à Sainte-Soline le 25 mars 2023, et une personne est toujours entre la vie et la mort.

Les blessés provoqués par la répression de la manifestation à Sainte-Soline et les mensonges de l’État ont transformé la lutte contre les mégabassines en scandale national. Retour sur les évènements de la semaine.

Une semaine après, la colère ne retombe pas. Le 25 mars, le mouvement Les Soulèvements de la Terre a appelé à un rassemblement à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), pour s’opposer aux constructions de mégabassines — ces grandes retenues d’eau pompée dans les nappes phréatiques, à destination de certains agriculteurs. La manifestation, qui a réuni 30 000 personnes selon les organisateurs (6 000 à 8 000 d’après les autorités), a été violemment réprimée par les forces de police.

Une personne toujours dans le coma, accusations d’entrave aux secours, attitude du gouvernement critiquée à l’international, manifestations de soutien organisées partout en France… Résumé d’une semaine sous haute tension.

• 200 manifestants blessés, une personne toujours entre la vie et la mort

Un rapport du directeur de la gendarmerie nationale indique que 47 gendarmes ont été blessés lors de la manifestation, « dont six ont fait l’objet d’une évacuation médicale, sans pronostic vital engagé ». Au moins 17 manifestants blessés ont également été recensés par les autorités.

Un bilan largement sous-évalué, affirment Les Soulèvements de la Terre : ils ont comptabilisé 200 blessés, dont 40 graves, parmi les manifestants. Deux personnes sont tombées dans le coma : une première s’est réveillée le 30 mars ; la deuxième victime, Serge, habitant de Toulouse et guide de montagne, est toujours entre la vie et la mort. La Défenseure des droits, Claire Hédon, a annoncé le 30 mars s’être saisie d’office de ces deux derniers cas, « au regard de la gravité des blessures occasionnées, possiblement par des armes de force intermédiaire ».

Serge, habitant de Toulouse et guide de montagne, est toujours plongé dans le coma. © Les Soulèvements de la Terre

D’après le rapport de la Gendarmerie nationale, plus de 5 000 grenades lacrymogènes ont été tirées lors de la manifestation. Des observateurs de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), présents à Sainte-Soline, ont dénoncé dès le 26 mars « un usage immodéré et indiscriminé de la force sur l’ensemble des personnes présentes, avec un objectif clair : empêcher l’accès à la bassine, quel qu’en soit le coût humain ». « Je ne sais pas quelles sont les instructions qui ont été données aux forces de l’ordre, mais la réponse sur le terrain m’a paru largement disproportionnée », a également déclaré Michel Forst, le rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur les défenseurs de l’environnement, dans un entretien avec le journal Le Monde le 30 mars.

« L’usage de la force que l’on a fait était totalement proportionné », a estimé de son côté le lieutenant Martin, membre de l’escadron mobile d’Aurillac, au micro de BFMTV le 31 mars.

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• Les forces de police accusées d’avoir retardé l’arrivée des secours

Dès le 25 mars, Les Soulèvements de la Terre ont affirmé que l’arrivée des secours avait été retardée par les forces de police. « Nous n’avons pas été obstrués dans l’exercice de notre fonction mais bien assuré les soins dans des circonstances particulièrement dangereuses pour nos équipes », a démenti le Service d’aide médicale d’urgence (Samu) des Deux-Sèvres sur Twitter, le 27 mars.

Pourtant, un enregistrement d’une conversation téléphonique entre un médecin, trois avocats de la LDH et le Samu — publié par Le Monde le 28 mars — révèle le contraire. « On n’enverra pas d’hélico ou de Smur [service mobile d’urgence et de réanimation] sur place, parce qu’on a ordre de ne pas en envoyer par les forces de l’ordre », répond notamment l’opérateur du Samu dans cet enregistrement.

Lire aussi : Blessés à Sainte-Soline : les secours ont-ils été freinés par les forces de police ?

« Il appartient aux forces de l’ordre, informées en temps réel de la situation, de définir si l’arrivée d’un véhicule de secours à un certain point est possible ou non, de façon sûre pour lui, a réagi la préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée — par ailleurs ancienne directrice adjointe du cabinet de Gérald Darmanin, l’actuel ministre de l’Intérieur — sur Twitter le soir même. Il n’est donc pas surprenant que, si ces conditions de sécurité n’étaient pas réunies, les forces de l’ordre aient pu, pour certaines géolocalisations et dans certaines périodes de temps, indiquer qu’un envoi d’ambulance n’était pas possible dans l’immédiat. »

Elle a affirmé le 29 mars qu’« en aucun cas il n’y [avait] eu d’entrave à l’arrivée des secours pour sciemment minimiser la possibilité pour les blessés d’être secourus ». De son côté, le rapport de la Gendarmerie nationale indique que c’est un médecin de la gendarmerie qui a secouru « un des deux opposants dont le pronostic vital est engagé ».

Dès le 25 mars, Les Soulèvements de la Terre ont affirmé que l’arrivée des secours avait été retardée par les forces de police. © Les Soulèvements de la Terre

• Une criminalisation des manifestants et des blessés

En pronostiquant, la veille de la manifestation de Sainte-Soline, « des images extrêmement dures » et « des violences importantes », les autorités ont construit un récit policier destiné à faire peur, et à criminaliser les manifestants, avant même qu’ils n’aient pu se rassembler.

Quelques jours après, plusieurs médias ont tenté d’établir le « profil » de Serge, le manifestant toujours dans le coma. Avec un seul angle : la « fiche S » (pour « sûreté de l’État ») qui lui aurait été attribuée en 2010 par les services de renseignement en raison de son appartenance à l’ultragauche, et son inculpation dans une affaire de « saccage » des locaux de la protection judiciaire de la jeunesse de Labège (Haute-Garonne) en 2011. Une présentation partielle et fallacieuse, ont dénoncé les proches du jeune homme à Reporterre.

« [Les fiches S] amalgament tout le monde : des militants d’extrême droite radicale, des musulmans un peu trop religieux aux yeux d’une société profondément raciste, et des membres de la gauche radicale qui ne chantent pas “La Marseillaise” et ne se prosternent pas devant le drapeau », a également déploré auprès de Reporterre l’un des animateurs du collectif contre les violences d’État Désarmons-les, Ian B. Celui-ci voit dans la focalisation de certains médias sur la fiche S de Serge — alors qu’il est très gravement blessé — une tentative de « criminalisation » de sa personne. « Le simple fait de dire qu’une personne est fichée S sous-entend qu’elle est dangereuse, qu’elle a quelque part mérité sa blessure. C’est sidérant », poursuit-il.

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Une situation qui n’est pas sans rappeler l’affaire Rémi Fraisse, tué par une grenade lors d’une mobilisation, alors qu’il manifestait contre le barrage de Sivens en 2014. 2 000 écologistes considérés comme « radicaux » par les services de renseignement seraient aujourd’hui fichés S à travers le pays, sans même qu’ils en aient connaissance.

• Menace de dissolution

Après les accusations de violences policières, et alors que la colère montait de plus en plus, Gérald Darmanin a soudainement annoncé le 28 mars qu’il engageait une procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale. « Violences répétées, attaques contre les forces de l’ordre, appels à l’insurrection… Les Soulèvements de la Terre ont encore montré à Sainte-Soline la menace qu’ils représentent », a affirmé le ministre dans l’hémicycle.

Le collectif a dénoncé dans un communiqué de presse « une tentative crapuleuse par le ministre de l’Intérieur de faire baisser l’attention sur les violences meurtrières qu’il a déchaînées contre les manifestant·es de Sainte-Soline ».

« On ne dissout pas un mouvement, on ne dissout pas une révolte », affirment 300 personnalités dans une tribune. © Les Soulèvements de la Terre

Le mouvement des Soulèvements de la Terre était depuis plusieurs semaines dans le viseur de l’État. Reporterre s’est procuré une note du service du renseignement territorial datée de novembre 2022 qui révèle le long travail d’investigation mené par les services de police — note que le journal Le Parisien avait déjà citée dans un article. La police y reconnaît « l’ingéniosité », « l’intelligence » et « la communication parfaitement maîtrisée » des activistes qui ont su rallier autour d’eux intellectuels, associations et syndicats pour créer un véritable mouvement social de l’eau et devenir « un acteur majeur de la contestation écologique radicale ».

Lire aussi : Dissolution des Soulèvements de la Terre : tout n’est pas encore fini

Les renseignements semblent voir Les Soulèvements de la Terre comme une véritable menace. Ce qui expliquerait la volonté de Gérald Darmanin, après les avoir qualifiés publiquement d’ « écoterroristes », de dissoudre le mouvement. Celle-ci ne sera pas facile, Les Soulèvements de la Terre n’étant pas une association, mais un regroupement de collectifs locaux, de sections syndicales et d’ONG, à travers tout le pays.

En réponse à l’annonce de la dissolution, 300 personnalités — dont l’anthropologue Philippe Descola, l’autrice Annie Ernaux ou encore l’actrice Adèle Haenel —, ont rendu publique leur appartenance au mouvement, dans une tribune publiée le 30 mars dans Le Monde. « Le mouvement des Soulèvements de la Terre ne peut pas être dissous, car il est multiple et vivant, peut-on y lire. On ne dissout pas un mouvement, on ne dissout pas une révolte. »

Les Soulèvements de la Terre rassemblent plusieurs collectifs écologistes qui luttent contre l’accaparement des terres agricoles. © Caroline Delboy / Reporterre

• Manifestations de soutien

Des milliers de personnes ont manifesté leur soutien aux victimes des violences, dans plusieurs villes de France, le 30 mars. À Toulouse, plusieurs centaines de citoyens ont rendu hommage à Serge, l’homme toujours plongé dans le coma.

Lire aussi : « Respectueux, gentil » : à Toulouse, ils rendent hommage à Serge, blessé à Sainte-Soline

« Mon Sergio, je suis venu ici témoigner de ton amour pour la nature et la terre, témoigner aussi de ton profond humanisme », a murmuré dans le mégaphone Vince, son collègue accompagnateur en montagne. « Il est humble, respectueux, gentil. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une attitude violente ou provocatrice, a renchéri son coéquipier de football, étouffant un sanglot. Vous ne nous mentirez pas sur qui il est ! »

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