Mort de Rémi Fraisse : huit ans après, le conflit sur l’eau continue

Manifestation contre le barrage de Sivens, le 25 octobre 2014. Rémi Fraisse décèdera cette nuit-là. - Wikimedia Commons/CC BY-SA 2.0/Guy Masavi
Manifestation contre le barrage de Sivens, le 25 octobre 2014. Rémi Fraisse décèdera cette nuit-là. - Wikimedia Commons/CC BY-SA 2.0/Guy Masavi
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Luttes Eau et rivières SivensÀ Sivens, la contestation contre un projet de barrage n’a pas faibli, depuis la mort de Rémi Fraisse, tué par une grenade dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014. Dans toute la France, ces projets de retenue d’eau sont controversés.
400 km au sud des mégabassines niortaises, le partage de l’eau fait bouillonner les esprits près de Sivens (Tarn). Huit ans après la mort de Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, la question des barrages continue d’agiter le Sud-Ouest. « Les tensions ne se sont pas apaisées, elles auraient même tendance à s’aggraver », déplore Cécile Argentin, présidente de France Nature Environnement (FNE) Midi-Pyrénées.
Dans la vallée du Tescou, où se trouve la forêt de Sivens, le calme est tout relatif. « Pour l’instant, le projet de retenue [collinaire] n’avance pas, mais cela ne veut pas dire qu’il est abandonné », dit Françoise Blandel, du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet. Si le premier projet de barrage a été écarté, l’idée d’une ou plusieurs retenues d’eau dans le secteur semble toujours d’actualité. Cet été, en pleine sécheresse, le président du département du Tarn, Christophe Ramond, a asséné le credo des probassines : « Il y a urgence à créer des réserves d’eau en hiver pour les utiliser en été. » Les réunions ont repris en septembre, non sans tension. Quant à l’État, qui avait pourtant annoncé reprendre la main sur le dossier, il est pour le moment aux abonnés absents.

Signe de la fébrilité locale, fin août, Serge Bousquet-Cassagne, le président de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne a proposé de venir « terminer le travail » à Sivens. Sous-entendu : venir construire un barrage sans attendre la concertation ni les autorisations. L’agriculteur est un habitué du passage en force : en 2019, il avait creusé, avec d’autres irrigants, une retenue gigantesque de 920 000 m³ — l’équivalent de 245 piscines olympiques — près de Caussade. En toute illégalité. Il a été condamné à de la prison avec sursis et à des amendes ; l’État a également ordonné de vider le barrage et de remettre en état la zone… ce qui n’a toujours pas été fait.

« On va être obligés de remonter au front »
Ailleurs dans le Sud-Ouest, des conflits surgissent, de manière récurrente, autour de l’eau. Le bassin est l’un des plus vulnérables au changement climatique. Et l’agriculture y dépend fortement de l’irrigation. Maïs, arbres fruitiers, semences... « Avec 986 millions de mètres cubes en 2016, les prélèvements agricoles représentent 42 % du total des prélèvements sur l’année, et près de 80 % des prélèvements en été », indique le comité de bassin Adour-Garonne. L’irrigation attire, car elle est rémunératrice et permet aux agriculteurs de travailler sous contrat avec de grosses entreprises qui, rassurées par la présence de réserves d’eau, achètent par avance les productions. À l’inverse, environnementalistes et partisans d’une autre agriculture critiquent l’appropriation d’un bien commun pour le bénéfice d’une minorité, alors que d’autres cultures moins exigeantes en eau pourraient être menées.
En Ariège, un projet de détournement de rivière pour augmenter la capacité du lac de Montbel suscite ainsi l’inquiétude des écolos locaux. Dans les Landes, des agriculteurs ont bloqué l’accès à la maison du président de l’association environnementale Sepanso ; en cause, un litige autour du pompage pour l’irrigation. Les manifestations probassines répondent aux recours des militants écologistes.

« Il y a un durcissement des positions, constate Sabine Martin, membre de FNE dans le Tarn-et-Garonne. La sécheresse et les pénuries de cet été, au lieu de provoquer une prise de conscience sur l’importance d’économiser l’eau, ont été utilisées comme un instrument de propagande pour relancer de nouvelles retenues. » Pour Cécile Argentin, « on va être obligés de remonter au front. Les élus locaux remettent de l’huile sur le feu en allant dire partout que les retenues sont LA solution, alors que c’est faux. Ils se comportent en irresponsables ».
« La concertation n’a pas apaisé les tensions »
En 2015, quelques mois après le drame de Sivens, Ségolène Royal, alors ministre de l’Écologie, avait pourtant esquissé une sortie de crise, en tentant d’encadrer la réalisation des retenues. Pour bénéficier de subventions des Agences de l’eau, les retenues devraient dorénavant s’intégrer dans une concertation, selon les modalités d’un « projet de territoire » pour la gestion de l’eau (PTGE). Objectif : mettre tout le monde autour de la table plutôt que dans la rue ou devant les tribunaux. « Dans ce cadre, on peut réfléchir plus globalement au développement économique du territoire, à la préservation de l’eau, à l’avenir agricole, explique Aude Witten, directrice adjointe de l’Agence de l’eau Adour-Garonne. Il peut y avoir des projets de retenue qui émergent, mais pas uniquement. »
Prendre du recul pour dépassionner les débats : l’idée peut sembler bonne, sauf que dans les faits, « la concertation n’a pas permis d’apaiser les tensions », constate une salariée de FNE Midi-Pyrénées. Les projets de territoire sont en effet souvent vécus comme « une stratégie des écolos pour empêcher les bassines » par les irrigants. Sur la dizaine de concertations lancées dans le Sud-Ouest, très peu ont abouti.
Mais l’Agence de l’eau et le comité de bassin Adour-Garonne entendent relancer le dispositif : ils visent 88 PTGE d’ici 2027. « Si on ne fait rien, le déficit d’eau sur le bassin sera multiplié par cinq d’ici 2050, rappelle Aude Witten. Il faut trouver des solutions pour économiser, mais aussi pour garder l’eau sur notre territoire. » Par la restauration des sols et des zones humides pour améliorer le stockage d’eau, le développement de la réutilisation des eaux usées, l’optimisation des plans d’eau existants ou sous-utilisés [1]. « La création de retenues n’est qu’une option parmi d’autres », insiste-t-elle.