« La transition écologique de la pêche n’a pas été anticipée »

Une banderole de pêcheurs en colère, le 29 mars 2023, sur le port de Saint-Jean-De-Luz. - © SEVERINE DABADIE / ONLY FRANCE / Only France via AFP
Une banderole de pêcheurs en colère, le 29 mars 2023, sur le port de Saint-Jean-De-Luz. - © SEVERINE DABADIE / ONLY FRANCE / Only France via AFP
Durée de lecture : 7 minutes
Les pêcheurs se mobilisent contre des mesures de protection de l’environnement. La faute à une transition écologique de la filière trop longtemps repoussée, dit Thibault Josse de l’association Pleine mer.
Thibault Josse est chargé de mission au sein de l’association Pleine Mer, qui œuvre pour la transition écologique de la filière pêche.
Reporterre — Actions devant les préfectures, mobilisation à Rennes, marche blanche au Croisic, opérations « port mort » à Lorient et à La Turballe… Des centaines de pêcheurs français manifestent, depuis fin mars, pour exprimer leur colère. Sur quoi porte-t-elle ?
Thibault Josse — La colère des pêcheurs date d’il y a plus d’un an. La première raison, c’est qu’il y a en ce moment un plan de casse de 90 bateaux, à la suite du Brexit. Après leur départ de l’Europe, les Anglais ont refusé de donner des licences de pêche à un grand nombre de pêcheurs français.
Ils ne peuvent aujourd’hui plus pêcher où ils veulent, alors qu’on leur a dit pendant des années de ne pas s’inquiéter, que les négociations du Brexit allaient bien se passer. Mais les Anglais ont finalement fermé leurs zones de pêche, et les pêcheurs se sont retrouvés le bec dans l’eau.
Les revendications des pêcheurs portent également sur des avancées écologiques…
Oui, malheureusement. La Commission européenne a proposé, assez récemment, d’interdire les arts traînants [comme le chalutage de fond] dans les aires marines protégées. Sur le papier, c’est très bien. Mais le problème, c’est qu’en France, on a mis les aires marines protégées un peu n’importe comment.
On a voulu faire du chiffre, en disant aux pêcheurs, ne vous inquiétez pas, il ne se passera rien, il n’y aura pas de réglementation contraignante. Et aujourd’hui, on leur dit que finalement, ils ne pourront plus y pêcher. Pour certaines techniques — comme la drague à coquilles Saint-Jacques — une proposition comme celle-ci menace, en l’état actuel des choses, des équilibres socio-économiques importants.
Après, il y a les dauphins. Dans le golfe de Gascogne, beaucoup de dauphins meurent dans les filets des pêcheurs. Face à cela, le Conseil d’État a proposé de fermer des zones de pêche. Les pêcheurs, forcément, ne sont pas ravis.
Et puis, le prix du gasoil augmente. Cela a diminué la rentabilité de techniques de pêche énergivores, comme le chalut. On peut penser ce que l’on veut de cette technique. Mais derrière, il y a des gens qui se sont parfois retrouvés là parce qu’ils voulaient faire comme leur père, qui se sont mis au chalut parce que l’Europe l’a, à une époque, subventionné… Et ils se voient aujourd’hui menacés.
Vous pointez, dans une note récente sur la crise de la pêche, la responsabilité du gouvernement et des représentants de la filière. Ils n’ont, selon vous, pas suffisamment préparé sa nécessaire transition écologique. Que voulez-vous dire par là ?
Le problème, c’est que rien n’a été anticipé. Pour les dauphins, par exemple : ça fait six ans que Sea Sheperd alerte sur les prises accidentelles dans le golfe de Gascogne. On peut être d’accord ou pas avec leur méthode, mais ils ont raison de dénoncer le problème.
Le Comité national des pêches s’est contenté de dire « ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de problème ». Ils n’ont pas poussé pour mettre des caméras sur les bateaux, ni pour fermer des zones, ni pour installer des dispositifs d’effarouchement des dauphins.
Si on avait anticipé le problème, on aurait pu faire en sorte que les pêcheurs déclarent mieux leurs prises accidentelles. À partir de ces données, on aurait pu définir des zones de tension, et d’autres où il y a moins de prises. Les zones dont les pêcheurs ne dépendent pas trop économiquement auraient pu être fermées en priorité. Et celles où l’on tue moins de dauphins, mais qui sont plus importantes économiquement, rester ouvertes. Là, le risque est que les zones de pêche soient fermées de manière radicale et aléatoire. On a reculé pour mieux sauter. Et à la fin, on met des familles en danger.
« Le couperet va forcément tomber »
On craint qu’il se passe la même chose avec les aires marines protégées. Le secrétaire d’État à la Mer, Hervé Berville, endort les pêcheurs avec une rhétorique populiste, en disant que la proposition de la Commission européenne d’interdire les engins traînants dans les aires marines protégées est scandaleuse — alors que non, elle est justifiée. Les pêcheurs, pour le moment, ont l’impression d’être tranquilles. Mais le couperet va forcément tomber.
Un jour ou l’autre, le chalutage de fond sera interdit dans les aires marines protégées — ce qui serait bien, d’ailleurs. On ne peut pas continuer de dire à l’opinion publique que ces zones ne servent à rien. Mais il faut l’anticiper. Malheureusement, ce n’est pas ce qui est fait pour le moment.
Est-il possible de construire une filière de pêche écolo ? Comment ?
On pourrait mieux choisir les zones où l’on met des aires marines protégées, moderniser la flotte pour aller vers des techniques plus durables que le chalut, faire de la plongée plutôt que de draguer les fonds, là où c’est possible, pour pêcher la coquille Saint-Jacques…
Les pêcheurs sont la seule profession pour laquelle le gasoil est entièrement détaxé. Cela coûte à l’État des millions d’euros. Plutôt que de subventionner le gasoil, plutôt que de mettre de l’argent dans des campagnes de communication et tenter de rassurer les pêcheurs en leur disant que tout ira bien, il faut investir dans la transition.
Le projet Skravik, par exemple, essaie de lancer une entreprise de pêche à la voile. Ce type de projet doit se développer, mais ça demande de la recherche et de l’investissement.
On peut faire tout ça. Ça demande surtout du courage politique. De dire aux pêcheurs : vous n’êtes pas les rois de la mer, vous êtes des acteurs du milieu, mais pas les propriétaires d’un bien commun. Essayons de construire ensemble une filière durable.
Ne faut-il pas aussi réduire notre consommation de poissons, et le nombre de bateaux en mer ?
Le nombre de bateaux, pas forcément. Ce qu’il faut, c’est diminuer la quantité pêchée — au moins pendant un temps, pour que la biomasse puisse se reconstituer — et augmenter la taille des mailles des filets. Ça permettrait de pêcher des poissons plus gros, de préserver plus de reproducteurs, et donc d’avoir plus de poissons en mer. C’est essentiel.
Il y a aussi tout un travail à faire sur les mentalités. Si on fait de la ligne [qui détruit moins les fonds marins que le chalut] mais que la mentalité reste de pêcher sur les frayères et d’éclater un maximum de poissons sans respecter l’environnement, ça n’a pas d’intérêt.
Toute une génération, aujourd’hui, veut aller vers des modèles soutenables. Les jeunes pêcheurs n’ont pas envie de faire un métier considéré comme anti-écologique sur des bateaux pourris pour gagner une misère. Ils ont envie de gagner leur vie avec un métier respectable, et des conditions de travail correctes. Il faut les accompagner.
C’est ce que l’on veut faire avec le projet Mer de lien : on souhaite développer un armement coopératif avec les pêcheurs, sur le modèle de ce que fait Terre de liens dans l’agriculture. On les aiderait à investir dans des bateaux. Et eux, derrière, feraient une belle pêche écologique. On veut montrer que c’est possible, qu’il suffit d’un peu d’imagination et de collectif pour transformer toute une filière.