Les lobbies agroalimentaires pèsent sur l’élection en Bretagne

- © Tommy/Reporterre
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Dans la première région agroalimentaire de France, l’agriculture et les agro-industries sont des sujets incontournables pour les élections régionales. Alors que le conseil régional possède la majeure partie des compétences régulant le secteur, quelques candidats ont des liens plus ou moins étroits avec la filière.
Rennes (Ille-et-Vilaine), correspondance
Algues vertes, menaces sur des journalistes enquêtant sur l’agroalimentaire, contexte économique compliqué en raison de la crise sanitaire pour les industries [1] et les agriculteurs, qui peinent parfois à vivre de leur travail… L’agroalimentaire est un sujet sensible en Bretagne. La filière concentre énormément d’emplois (40,1 % des emplois industriels) et d’intérêts. Les productions agricoles intensives, notamment dans l’élevage hors-sol de poulets ou de porcs, très liées aux entreprises du secteur, sont nombreuses dans la région.
Alors, pour les élections régionales, le sujet est incontournable. D’autant que les élus au conseil régional pilotent la majeure partie des compétences régulant le secteur. La Région gère avec l’État les aides des fonds européens (Politique agricole commune — PAC — et Fonds européen agricole pour le développement rural, Feader). Elle possède aussi les compétences en matière de développement économique, d’aménagement du territoire et d’environnement.
« La question de l’agroalimentaire et du modèle agricole est l’enjeu majeur de cette élection, estime Pierre-Yves Cadalen (La France insoumise), une des têtes de la liste Bretagne insoumise. Un changement est voulu par ceux qui travaillent au sein de l’agro-industrie : les agriculteurs qui ne s’en sortent plus et les ouvriers, qui sont usés. En Bretagne, c’est décisif pour le modèle économique, mais aussi pour envoyer un signal politique et dire à ceux qui souffrent que les pouvoirs publics sont avec eux. Qu’ils ne sont plus du côté du groupe Le Duff [notamment propriétaire des enseignes Del Arte ou La Brioche dorée, avec 2,05 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019], de Hénaff [fabricant de produits agroalimentaires comme le pâté Hénaff, avec 39 millions d’euros de chiffre d’affaires] ou de l’institut de Locarn [regroupant des chefs d’entreprises et des décideurs ; désormais appelé Le Keréden]. »
Des chefs d’entreprises agroalimentaires parmi les candidats
Bémol : certains candidats pour les régionales ont des liens avec les industries bretonnes ou la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, connu pour ses positions en faveur de l’agriculture productiviste. Sur la liste de l’actuel président de la région, Loïg Chesnais-Girard (Parti socialiste, PS), on retrouve ainsi Loïc Hénaff, en troisième position de la section finistérienne. L’entrepreneur est à la tête de la société Hénaff SA et président de Produit en Bretagne. Cette association, créée en 1993 « par des représentants de l’agroalimentaire, de la grande distribution et des chefs d’entreprises, est aujourd’hui un réseau influent qui rassemble plus de 480 entreprises », indique une enquête des étudiants en journalisme de l’IUT de Lannion. En 2020, Reporterre avait montré comment Produit en Bretagne, comme d’autres lobbies industriels, s’était mobilisé contre les normes environnementales au nom de la lutte contre le Covid-19. Loïc Hénaff, conforté par le conseil d’administration, devrait rester le président du réseau jusqu’en février 2022, selon le journal Le Télégramme.
« J’ai parfaitement conscience que ceux qui sont sur la liste marquent la liste. C’est l’essence même de la politique, dit à Reporterre Loïg Chesnais-Girard. On a ce débat dans tous les domaines, également quand quelqu’un est conseiller syndical. Sur ma liste, une personne a par exemple été à la CGT. »

Olivier Allain, actuellement vice-président du conseil régional où il est chargé de l’agriculture et de l’agroalimentaire, est lui en première position dans les Côtes-d’Armor sur la liste Nous la Bretagne, menée par Thierry Burlot, liste soutenue par La République en marche, LREM. L’éleveur est l’ancien vice-président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) et de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor.
« OIivier Allain, comme Claire Desmares-Poirrier [tête de liste d’Europe Écologie-Les Verts, EELV] sont agriculteurs, avance Thierry Burlot. Il faudrait leur interdire de s’engager ? Le syndicalisme agricole disqualifierait pour parler d’agriculture ? Étrange. La liste Nous la Bretagne compte des agriculteurs conventionnels, d’autres en agriculture biologique. Et ils font la Bretagne nourricière ! »
« Les lobbies au cœur de la Région »
« D’un point de vue démocratique, il n’est pas bon que les leaders syndicaux ou des patrons d’entreprise soient conseillers régionaux, estime Daniel Cueff, tête de la liste Bretagne ma vie. Ce n’est pas pour autant qu’il y a malversation, mais ce sont les lobbies au cœur de la Région. »
L’ancien maire de Langouët, connu pour son combat contre les pesticides, nuance : « Il ne faut pas être radical non plus. Dans mon équipe, il y a Christine Leroy, directrice d’un groupement de producteurs laitiers livrant à Lactalis, qui n’est pas connue pour ses actions en faveur de l’environnement. Mais elle dit que ces producteurs sont “ubérisés”. C’est précieux, je pense, d’avoir avec nous des producteurs laitiers qui veulent évoluer. Il y a aussi Philippe Le Duff, qui a quitté le groupe de son père [Louis Le Duff, président et fondateur du groupe Le Duff] et a fondé son entreprise d’agroalimentaire. Ou encore Olivier Roellinger [président du groupe Épices Roellinger]. Nous avons aussi besoin de leurs compétences et ils ont une fibre écologique certaine. »
« La frontière entre politiques et économie n’a jamais été aussi poreuse. »
Gaëlle Vigouroux, actuellement conseillère régionale à la commission économie, agriculture, mer et Europe, au sein du groupe Communistes et progressistes, regrette que « la frontière entre politiques et économie n’ait jamais été aussi poreuse. Avant, les lobbies étaient des conseillers externes qui venaient rencontrer les élus. Maintenant, ils sont parlementaires et sur des listes ». Le 13 mai, elle publiait sur sa page Facebook un post pour commenter le rapport de la Cour des comptes démontrant l’inefficacité de la lutte contre les algues vertes. Un échec qu’elle attribue, entre autres, à l’« électoralisme des élus locaux, qui ne prendront pas de position courageuse par peur de ne pas être réélus. La FNSEA maintient une pression incroyable pour empêcher le déploiement d’une agriculture durable et bio », ou encore le « sous-financement du bio et d’une économie résiliente par rapport aux fonds alloués à l’industrie agroalimentaire ».
Pour plus de transparence, les élus doivent donc transmettre une déclaration de situation patrimoniale à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et remplir une déclaration d’intérêts [2]. En France, la loi a défini le conflit d’intérêts comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice […] objectif d’une fonction ». Mais il n’est pas considéré comme un délit. La prise illégale d’intérêts [3] ou le favoritisme, sont eux, des délits pouvant être sanctionnés [4].

Des procédures d’abstention ou de déport
Pour Loïg Chesnais-Girard, les risques sont aussi prévenus par le déontologue de la Région : « C’est un agent totalement indépendant de moi [en tant que président du conseil régional], qui fait des notes au directeur général des services s’il estime qu’il y a un risque au regard de différentes fonctions et mandat que peuvent avoir les conseillers régionaux. Il agit si un conseiller a un autre mandat, ou une profession, qui peut avoir un effet à un moment ou un autre sur la déontologie que l’on doit avoir à la Région. »
La loi prévoit des procédures d’abstention ou de déport : « L’élu, comme l’agent, a l’obligation de prévenir ou de faire cesser toute situation de conflit d’intérêts », explique le document Déontologie, état des lieux et perspectives rendant compte d’une délibération de décembre 2020 du conseil régional breton. [5]
« Peut-on fonder la politique sur l’intégrité d’une personne ? s’interroge Gaëlle Vigouroux. Elle vit avec son réseau, ses intérêts. C’est ambivalent : on recrute des gens parce qu’ils ont des compétences et veulent peut-être changer les choses. Mais lorsqu’ils représentent des intérêts privés et des intérêts personnels, selon moi, c’est à eux d’être clairs et de casser le lien pour être indépendants. »
• En Bretagne, 13 listes sont candidates pour les élections régionales. Les listes dont nous parlons dans l’article sont, avec Bretagne d’Avenir, la liste portée par Europe écologie les Verts et l’Union démocratique bretonne, celles qui mettent le plus en avant l’écologie dans leur programme. Voilà les autres listes : Faire entendre le camp des travailleurs, Lutte Ouvrière ; Bretagne responsable, Parti breton ; Tous unis contre l’islamophobie, agir pour ne plus subir, Union des démocrates musulmans français ; Un nôtre monde, divers ; Hissons haut la Bretagne, Les Républicains ; La Bretagne avec David Cabas, Debout la France ; La Bretagne en héritage, liste souverainiste et Une Bretagne forte, Rassemblement national.