Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

Climat

Affaire du siècle : l’inaction climatique de la France en procès

L’Affaire du siècle, recours en justice inédit contre l’inaction climatique de l’État français, vient devant le tribunal administratif de Paris, jeudi 14 janvier. Cette audience sera « un moment clé », selon les ONG requérantes. En France et dans le monde, les recours en justice sur le climat se multiplient.

L’État français va-t-il être condamné par la justice pour son manque d’action face aux dérèglements climatiques ? C’est tout l’enjeu de l’audience de l’Affaire du siècle, qui se tiendra devant le tribunal administratif de Paris, jeudi 14 janvier, plus de deux ans après le lancement de ce recours en justice inédit porté par quatre ONG.

« Il s’agit d’un moment clé dans le dossier de l’Affaire du siècle, car cette audience sera la dernière étape avant la décision du tribunal administratif, qui sera rendue peu de temps après, explique Cécilia Rinaudo, coordinatrice générale de l’association Notre affaire à tous. Si l’Affaire du siècle gagne, ce serait une décision historique pour la justice climatique en France. Elle mettrait l’ordre politique face à ses contradictions écologiques — des discours, mais peu d’actes — et pourrait contraindre le gouvernement à agir dans le sens de l’histoire. »

L’Affaire du siècle est un recours en justice inédit en France, porté par Notre affaire à tous, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme (FNH), Greenpeace France et Oxfam France, quatre organisations de protection de l’environnement et de solidarité internationale. Elles ont décidé d’attaquer l’État français parce qu’elles estiment que les gouvernements successifs ont pris un retard trop important dans la lutte contre le changement climatique.

« L’État français n’est pas à la hauteur des objectifs et des trajectoires qu’il s’est lui-même fixés, notamment en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre », explique Jean-François Julliard. Le directeur général de Greenpeace se fonde sur les rapports du Haut Conseil pour le climat, une instance consultative indépendante chargée d’évaluer la compatibilité de la politique du gouvernement avec les textes de droit international, européen et national sur le climat.

Les ONG demandent au gouvernement de prendre sans tarder six mesures pour le climat

« L’inertie actuelle du gouvernement a déjà des conséquences graves, alerte Cécilia Rinaudo. Les manifestations du changement climatique se multiplient partout dans le monde, et la France n’est pas épargnée, comme le montrent les épisodes de sécheresse répétés, ou encore les inondations auxquelles nous sommes confrontés. » Par ce procès, la société civile espère que « la responsabilité et la carence de l’État seront reconnues par le Tribunal et que le juge donnera une injonction à agir, qu’il oblige l’État à prendre les mesures nécessaires pour éviter une aggravation de la crise climatique », dit Célia Gautier, responsable climat-énergie à la Fondation Nicolas Hulot. Les ONG proposent au gouvernement six axes de travail (fiscalité, transport, rénovation énergétique, énergies renouvelables, alimentation, etc.).

L’Affaire du siècle a été lancée le 17 décembre 2018. Les quatre organisations requérantes avaient alors envoyé une demande préalable indemnitaire — une étape obligatoire avant toute procédure au tribunal — à plusieurs ministres, dont le Premier ministre Édouard Philippe. « Cette lettre démontrait l’inaction de l’État et demandait une réparation des préjudices écologiques et moraux causés par cette inaction », raconte Célia Gautier. L’État avait alors deux mois pour y répondre.

« Édouard Philippe et François de Rugy, alors ministre de l’Écologie, nous ont dit qu’ils faisaient leur part, que les citoyens devaient faire la leur. »

En parallèle, une pétition de soutien à l’Affaire du siècle a recueilli plus d’un million de signatures en moins de 48 heures, et dépassé la barre des deux millions en moins de trois semaines, devenant la mobilisation en ligne la plus massive de l’histoire de France. « La pression sociétale était telle qu’il est devenu impossible et intenable pour le gouvernement de ne pas faire l’effort de nous répondre, poursuit le directeur général de Greenpeace. Édouard Philippe et François de Rugy, alors ministre de l’Écologie, nous ont reçus pour nous expliquer la "différence de vision philosophique" qui nous séparait. Ils nous ont dit qu’ils faisaient leur part, que les citoyens devaient faire la leur. »

Pourtant mis sous pression par la pétition, le gouvernement a rejeté la demande préalable indemnitaire des ONG. Le 14 mars 2019, à la suite de ce rejet, les quatre organisations requérantes ont déposé un recours « en plein contentieux » [1] devant le tribunal administratif de Paris, complété deux mois plus tard par un mémoire complémentaire compilant l’ensemble de leurs arguments.

« Si la décision est positive, elle pourrait faire jurisprudence »

Le 23 juin 2020, à la fin du délai imparti, l’État a répondu à l’Affaire du siècle en déposant un mémoire en défense de quarante pages. Le 3 septembre 2020, les organisations ont contre-argumenté via un mémoire en réplique et y ont joint une centaine de témoignages de victimes de la crise climatique.

Le tribunal administratif a clôturé l’instruction le 9 octobre 2020 et fixé l’audience jeudi 14 janvier — audience durant laquelle les avocats des associations et de l’État vont plaider. « Nous aurons alors connaissance des conclusions générales du rapporteur, souvent suivies par les juges », dit Cécilia Rinaudo. Le tribunal administratif devrait rendre son jugement deux semaines plus tard. Si l’une des parties fait appel du jugement, l’affaire sera portée devant la Cour administrative d’appel de Paris.

« Si la décision est positive, elle pourrait faire jurisprudence et ce serait un signal très positif dans la lutte contre le changement climatique, dit Célia Gautier. L’État a déjà été condamné pour avoir manqué à ses obligations en matière de protection de la santé publique ou de l’environnement, comme lors de l’affaire du sang contaminé. À chaque fois, il y a eu la reconnaissance d’une faute de l’État, d’un préjudice causé aux citoyens et un dédommagement. »

Une pétition de soutien à l’Affaire du siècle a dépassé la barre des deux millions de signatures en moins de trois semaines.

« Les juges ne sont pas imperméables aux rapports scientifiques et aux évolutions de la société »

En novembre 2020, déjà, le Conseil d’État avait pris une décision prometteuse pour les requérants de l’Affaire du siècle. Saisie par la commune littorale de Grande-Synthe (Nord), particulièrement exposée à la montée des eaux, la plus haute juridiction administrative avait donné trois mois à l’État pour prouver que ses actions permettent de respecter ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. « Le Conseil d’État a montré que les juges ne sont pas imperméables aux rapports scientifiques et aux évolutions de la société », se réjouit Célia Gauthier.

La commune littorale de Grande-Synthe (Nord) est menacée par la montée des eaux.

Ailleurs dans le monde, d’autres États ont été contraints à agir par des tribunaux. Aux Pays-Bas, la fondation de protection de l’environnement Urgenda et 886 citoyens néerlandais ont demandé la reconnaissance d’une obligation de protéger les citoyens et la nature des conséquences du réchauffement climatique et des activités polluantes, au nom de la solidarité entre les citoyens néerlandais, avec les citoyens du monde, et avec l’ensemble du vivant. En se fondant sur la Convention européenne des Droits de l’Homme, le tribunal de La Haye, la Cour d’appel de La Haye et la Cour Suprême ont donné raison aux requérants.

Au Pakistan, Ashgar Leghari, un agriculteur qui n’avait plus assez de récoltes à cause des intempéries a demandé aux juges de défendre le droit à la vie et à la dignité face au changement climatique. Le 4 septembre 2015, la Cour d’appel pakistanaise a reconnu que « le retard et la léthargie manifestés par l’État [...] portent atteinte aux droits fondamentaux des citoyens ». L’État a été enjoint d’établir une Commission sur le changement climatique composée de représentants de ministères clés, d’ONG et d’experts techniques pour surveiller les progrès réalisés en la matière.

Le mouvement des contentieux climatiques est en plein essor

« Ces affaires montrent que les juges et les citoyens ont bel et bien leur mot à dire dans la lutte contre le changement climatique », analyse Christel Cournil, professeure de droit public à l’Institut d’études politiques de Toulouse et autrice du livre Les grandes affaires climatiques (éd. Confluence des droits, 2020). La juriste, membre du conseil d’administration de Notre affaire à tous, détaille :

Les contentieux climatiques sont nés dans les années 2000 aux États-Unis qui n’ont pas souhaité adopter le protocole de Kyoto qui fixait des objectifs chiffrés de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En résistance, des collectifs d’individus et des villes ont saisi les tribunaux pour contester la procrastination de leurs dirigeants dans la lutte contre le changement climatique. »

Ces recours sont souvent incertains sur le plan juridique : « il y a une difficulté à imputer [à un État ou une entreprise] la responsabilité des émissions de gaz à effet de serre, qui n’obéissent pas à des frontières ». Mais « au regard de l’urgence climatique clairement avérée, ces démarches se sont multipliées, notamment pour faire évaluer l’efficience et le respect des cadres réglementaires. C’est ce que font les quatre requérants de l’Affaire du siècle ». Dans ce cadre, « l’affaire Urgenda a été pionnière » et « l’accord de Paris, en 2015, a défini un cadre international nouveau et a joué un rôle d’accélérateur ». Les États du monde se sont notamment engagés à publier leurs contributions déterminées nationalement (CDN) pour lutter contre le changement climatique. Poussés par des citoyens, certains juges ont pu apprécier si ces CDN et les politiques nationales mises en place étaient à la hauteur.

Le recours en justice, un mode d’action « très complémentaire aux plaidoyers, aux manifestations, aux actions de désobéissance civile ».

Depuis, le mouvement des contentieux climatiques est en plein essor. En septembre 2020, six jeunes Portugais, subissant des canicules et des incendies, ont attaqué trente-trois États devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), afin de les contraindre à agir contre la crise climatique. Fin novembre 2020, les Aînées pour la protection du climat, un collectif de femmes suisses âgées de 64 ans ou plus, ont déposé, elles aussi, un recours à la CEDH. Selon elles, le gouvernement suisse n’agit pas assez résolument contre le réchauffement du climat.

Christel Cournil constate :

On a vu émerger plein de petits Urgenda, avec chaque fois des spécificités nationales. Toutes ne se soldent pas par des succès, mais cette tendance ouvre une nouvelle fenêtre. C’est la possibilité pour la société civile de faire respecter l’État de droit en mettant les États et les entreprises devant leurs obligations. »

Ce mode d’action est « très complémentaire aux plaidoyers, aux manifestations, aux actions de désobéissance civile, estime Jean-François Julliard, de Greenpeace. Les décideurs politiques ne peuvent pas balayer les recours d’un revers de la main, comme ils le font parfois après des occupations ou des marches. Là, ils sont obligés de répondre sur le fond. »

Ce jeudi 14 janvier, l’exécutif devra démontrer qu’il agit à la hauteur des enjeux... ce que le Haut Conseil pour le climat, créé par Emmanuel Macron lui-même, dément. Le ministère de l’Écologie, contacté à plusieurs reprises par Reporterre, par courriel et par téléphone, n’a pas répondu à nos questions. Il a déposé un mémoire, vendredi 8 janvier, largement après la fin de la période d’instruction. Ce document pourrait être le projet de loi climat, qui réduit à néant les propositions de la Convention citoyenne pour le climat. Les ONG n’ont pas reçu le document, tout porte ainsi à croire qu’il n’a pas été accepté par le Tribunal. En revanche, elles ont reçu les premières conclusions du rapporteur public et, à leur lecture, sont optimistes sur l’issue de l’audience.

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende