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EntretienLuttes

Andreas Malm : « Cibler les SUV ou jets privés peut aider les luttes »

Andreas Malm, auteur et militant pour le climat, à Paris le 27 mars 2023.

Mobilisation contre les mégabassines, réforme des retraites... Pour Andreas Malm, auteur et militant pour le climat, il faut repenser les tactiques des luttes, quitte à y intégrer le sabotage.

Il sera resté moins d’une semaine en France, mais aura pu observer la manifestation contre la réforme des retraites le 23 mars à Paris, et celle contre les mégabassines le 25 mars à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Le Suédois Andreas Malm, maître de conférences en géographie humaine, auteur notamment de Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020), est un des penseurs contemporains qui étudient la place de la violence dans la lutte environnementale. Alors que les manifestants déplorent plus de 200 blessés dans les Deux-Sèvres, Andreas Malm revient sur la lutte environnementale actuelle et les stratégies que doit suivre le mouvement climat.


Reporterre — Vous étiez présent à la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline les 25 et 26 mars. Quel est votre ressenti ?

Andreas Malm — J’ai été très impressionné à la fois par le degré de militantisme déployé par les manifestants, et par la violence employée par la police. Il s’agit d’un événement d’importance historique : c’est le premier conflit social majeur qui se déploie autour d’un dispositif d’adaptation au changement climatique — c’est, en tout cas, ainsi que le présentent ses promoteurs. Ces luttes sont amenées à s’intensifier, à mesure que le dérèglement climatique s’accentuera.

Cette mobilisation et le nombre de manifestants réunis [30 000 selon les organisateurs] mettent en évidence le fait que ces dispositifs ne sont pas des réponses naturelles et normales au changement climatique : ce sont des mesures pensées pour le secteur privé, qui ne prévoient pas de partager la ressource, et sont donc profondément brutales.

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Certes, les manifestants n’ont pas réussi à s’introduire en nombre sur le chantier. Mais un succès des militants a été de proposer une diversité de tactiques pendant la manifestation : les participants au black bloc et des groupes de contact habillés en bleu, soutenus par les manifestants restés plus loin derrière [qui prévenaient lorsque des grenades de désencerclement étaient tirées, ou se coordonnaient pour acheminer les medics sur le champ, par exemple]. Je dois aussi dire que la police française emploie des méthodes bien plus violentes que la police allemande, que j’ai pu bien observer.

30 000 personnes ont manifesté contre la mégabassine de Sainte-Soline, le 25 mars 2023. © Caroline Delboy / Reporterre

Sur les mégabassines comme sur la réforme des retraites, les manifestants s’opposent à un pouvoir inflexible. Que peut-il se passer maintenant ?

Je suis un observateur extérieur — je ne parle même pas français, j’ai appris à mon fils de quatre ans à chanter « Tout le monde déteste la police », mais ce sont les seuls mots que je connais. Toutefois, ce que je vois est un président qui ne répond plus aux demandes des manifestations, peu importe le nombre de personnes qu’il y a dans les rues. La même frustration est partagée sur le front climatique depuis 2019 et le début du mouvement climat. En Allemagne, où la mobilisation était particulièrement forte et où il y a un parti Vert dans la coalition de gouvernement, l’État est allé jusqu’à rouvrir une mine de charbon et construit des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL). Face à ce sentiment que nous traversons un moment historique où les mobilisations de masse sont impuissantes, on se dit qu’il faut aller plus loin.


Aller plus loin, est-ce avoir recours au sabotage ?

Si l’on observe les mobilisations importantes qui ont eu lieu depuis 2019, presque toutes celles qui ont fait changer les choses ont intégré une composante de violence. La révolution chilienne en 2019 a commencé quand des manifestants sont entrés dans le métro et ont détruit les automates. En Iran, dans la crise déclenchée par la mort de Mahsa Amini, on a parlé des écolières qui enlevaient leur hijab ou des femmes qui se coupaient les cheveux ; mais il y a aussi eu des confrontations avec les forces armées et des destructions de leurs véhicules ou d’affiches à la gloire du régime.

« Les SUV ou jets privés offrent un potentiel pour que d’autres personnes rejoignent la lutte »

L’idée que la seule manière d’obtenir gain de cause serait la non-violence a été construite par les universitaires. Et, de manière très intéressante, même Erica Chenoweth, qui est à l’origine des théories sur la non-violence, concède dans ses derniers articles que cette théorie ne s’applique plus aux circonstances actuelles, depuis le Covid, les confinements et les tournants répressifs pris par beaucoup de régimes.

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Cela ne veut pas dire qu’il suffit de commencer à détruire des trucs pour gagner : chaque conflit est un mélange complexe d’une multitude de facteurs. En revanche, il faut accepter qu’il n’y a pas de preuve que la non-violence est le chemin assuré vers la victoire.

Les gendarmes ont tiré plus de 4 000 grenades sur les manifestants. © Caroline Delboy / Reporterre

La violence « de gauche » serait acceptable, et celle « de droite » ne le serait pas : n’est-ce pas simpliste ?

Il faut faire une distinction, pas uniquement pour la violence, mais pour n’importe quelle activité politique : voter, écrire des livres, coller des affiches ou détruire des vitres. L’acte politique en tant que tel peut sembler identique (un fasciste qui colle un sticker ou un antifasciste qui colle un sticker font le même geste), mais ils ont des motivations politiques et éthiques opposées. Les questions à se poser sont : est-ce que ces actions consistent à réduire les inégalités entre les gens, ou à les augmenter ? S’opposent-elles aux causes de la crise climatique ou l’aggravent-elles ?


Le sabotage ne risque-t-il pas d’être contreproductif s’il n’est pas soutenu par l’opinion publique ?

Si vous vous en prenez à la propriété privée, vous vous ferez des ennemis : ceux qui la possèdent. C’est aussi vrai pour la désobéissance civile : bloquer le périphérique [comme le fait Dernière rénovation] crée de la colère chez les conducteurs, qui sont prisonniers d’un système qui les force à utiliser leur voiture pour aller au travail. Ce genre d’actions peu ciblées peut, à mon sens, être parfois contreproductif. Si notre action soulève beaucoup de colère chez les personnes qu’on souhaite voir nous rejoindre, peut-être faut-il changer de méthode. Des cibles choisies plus précisément, comme les SUV des plus riches dont on dégonfle les pneus, un aéroport de jets privés ou une usine de ciment, offrent un meilleur potentiel pour que d’autres personnes rejoignent la lutte.

Andreas Malm : « Il n’y a pas de loi générale disant que dès que vous commencez dans des modes de confrontation plus violents, le mouvement meurt. » © Mathieu Génon/Reporterre

La violence contre des objets (les bassines, la cimenterie, l’aéroport) implique souvent des violences contre des personnes (les forces de police). Il s’agit pourtant aussi de travailleurs…

La police, en tant qu’institution dans notre société, a toujours répondu à deux fonctions. D’abord, c’est la branche armée de l’appareil d’État chargée de protéger la propriété privée. N’importe quel conflit contre des biens doit prendre en compte la police comme force de défense de la propriété privée. Bien sûr, la meilleure méthode serait de parvenir à contourner la police, comme ça a été le cas pour le « désarmement » de l’usine Lafarge. Ensuite, elle a pour fonction de maintenir le statu quo. Dans tous les conflits, la police était là pour défendre l’ordre des choses : les lois Jim Crow et la suprématie blanche aux États-Unis, le système de l’apartheid en Afrique du Sud…


Si les actions écologistes deviennent plus violentes, cela ne risque-t-il pas de dissuader de nouvelles personnes de rejoindre le mouvement ?

C’est un calcul à faire : il y a toujours un risque d’aliéner de nouveaux militants en choisissant des stratégies de confrontation. On ne sait jamais à l’avance de quel côté va pencher la balance : il faut donc évaluer constamment les pertes et les bénéfices. Si vous perdez plus que vous gagnez, il faut repenser vos tactiques. Mais il n’y a pas de loi générale disant que dès que vous commencez dans des modes de confrontation plus violents, le mouvement meurt.

Cela dépend de chaque contexte. En Suède, la moindre étincelle de violence attire une réprobation générale. Mais la France est un pays qui se démarque de par son histoire sociale et sa culture politique. Les Gilets jaunes ont été assez violents très tôt dans le mouvement, cela ne les a pas épuisés. En France, la présence de mobilisations de masse est corrélée à des actions violentes ; en Suède, il n’y a ni l’un ni l’autre.

À Sainte-Soline, Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci (interdit de territoire à Sainte-Soline et à Mauzé-sur-le-Mignon jusqu’au 8 septembre), devant de nombreux militants le 25 mars 2023. © Caroline Delboy / Reporterre

Le mouvement climat a jusqu’ici été globalement pacifique : est-ce une force ou une faiblesse ?

Le degré de militantisme des mouvements sociaux est un signe de leur profondeur sociale. J’entends par là le fait que les manifestations pour le climat deviennent articulées à une lutte sociale : cela commence à partir du moment où l’on comprend qu’on n’est pas tous dans le même bateau, ce qui était l’analyse commune en 2019. Jusqu’à maintenant, l’essentiel du mouvement climat et les grèves scolaires sont restés à une analyse relativement superficielle en termes de rapports sociaux. Les luttes écologistes sont aujourd’hui en train de gagner en profondeur dans l’analyse. Les Soulèvements de la Terre sont donc extrêmement intéressants de ce point de vue, parce qu’ils dénoncent la manière dont l’eau est monopolisée, et tout le modèle économique qui en découle.


Le mouvement climat semble s’être essoufflé depuis le Covid-19. Comment peut-il repartir ? Avec moins de militants, mais des actions plus radicales ?

Il faut avant toute chose un mouvement plus large. On ne peut pas envisager un mouvement plus puissant avec moins de personnes. Il faut espérer qu’il y aura une vague de manifestations avec plus de gens dans les rues qu’en 2019, avec des manifestations massives, et une frange qui aurait appris à être plus tranchante dans ses actions.

Le défi est de parvenir à transformer des désastres climatiques (étés caniculaires, etc.) en moments d’organisation politique. Il y a encore un élément : en 2019, le mouvement climat a attiré l’attention parce qu’il avait des tactiques nouvelles — la grève scolaire de Fridays for Future, ou les blocages pacifiques et spectaculaires d’XR [Extinction Rebellion]. Pour reprendre du souffle, le mouvement climat devra donc parvenir à inventer, une fois encore, de nouvelles formes de mobilisation. En France, les Soulèvements de la Terre sont l’un des groupes qui parviennent à développer des connaissances et des tactiques originales et puissantes pour les futures luttes environnementales.


Comment saboter un pipeline, d’Andreas Malm, aux éditions La Fabrique, juin 2020, 216 p., 14 euros.

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