Pour l’écologie, ces intellectuels vont au front

En avril dernier, lors d'une soirée, l'écrivain Alain Damasio a réaffirmé sa participation au mouvement Les Soulèvements de la Terre. - © NnoMan/Reporterre
En avril dernier, lors d'une soirée, l'écrivain Alain Damasio a réaffirmé sa participation au mouvement Les Soulèvements de la Terre. - © NnoMan/Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
Luttes Culture et idéesFace à l’accélération du changement climatique, de nombreux intellectuels jugent de plus en plus difficile de rester dans leur tour d’ivoire. Beaucoup font désormais le choix de l’engagement militant.
Annie Ernaux, prix Nobel de littérature. Alain Damasio, écrivain. Philippe Descola, anthropologue. Ces dernières semaines, de nombreuses personnalités ont pris la parole pour défendre Les Soulèvements de la Terre. Une vague de soutien face à la criminalisation du mouvement écologique qui illustre un basculement : celui de l’engagement des intellectuels dans les luttes écologiques locales.
Jusqu’à très récemment, beaucoup préféraient rester à distance du monde militant, de peur d’être accusés de manquer d’objectivité dans leur recherche et de voir leur travail discrédité. « Il faudrait respecter une neutralité axiologique [1] pour être pris au sérieux. Certains craignent de dévaloriser leur savoir scientifique par leur engagement politique », explique l’économiste Geneviève Azam.
Certains pensaient également que leur place n’était pas forcément sur le terrain. Interrogée sur Mediapart le 21 avril, la philosophe Vinciane Despret justifiait ainsi son absence à la mobilisation contre la mégabassine de Sainte-Soline : « Je vais parfois aux manifs mais pas très souvent parce que jusqu’à présent, il m’a semblé que j’étais plus efficace dans l’écriture, les conférences et la recherche. Mais je suis mal à l’aise de pas y avoir été. Je me dis qu’à un moment donné, ce que nous faisons ne suffit pas. [...] Si nous n’arrivons pas à ce que la situation ne s’aggrave pas, cela veut dire qu’on a pas fait assez et qu’il faudra peut être que j’y aille [aux manifestations]. »
« Nous vivons un tournant, comme un sursaut face à l’urgence »
Car les temps changent. Près de 130 000 personnes ont signé la tribune en soutien aux Soulèvements de la Terre. Parmi elles : l’historienne Ludivine Bantigny, le philosophe Noam Chomsky, le philosophe Frédéric Lordon, la sociologue Geneviève Pruvost, ou encore la philosophe Isabelle Stengers. « Nous vivons un tournant, comme un sursaut face à l’urgence, au déni et à une raison quotidiennement piétinée. Il y a aujourd’hui l’exigence d’une pensée plus située moins surplombante. Une pensée engagée dans des luttes territoriales », poursuit Geneviève Azam. Une parole qu’elle met en pratique : l’économiste a contribué à organiser le 23 juin à Toulouse une rencontre en soutien après la dissolution des Soulèvements de la Terre.

L’engagement des intellectuels ne date pas d’hier. Montaigne ou Pascal contre l’intolérance religieuse. Montesquieu et Voltaire contre l’esclavage. Olympe de Gouges et George Sand contre le sexisme. Victor Hugo contre les inégalités sociales et bien sûr Emile Zola contre l’antisémitisme avec son fameux « J’accuse ». Dans les années 1960, avec l’émergence de l’écologie politique et le cri libertaire de mai 68, de nombreux intellectuels ont fait voler en éclats ce postulat de neutralité, à l’instar d’André Gorz, de Bernard Charbonneau, de Jacques Ellul ou encore de Françoise d’Eaubonne.
Dans les années 1980 à 2000, la production intellectuelle ne s’est pas interrompue, mais l’engagement politique était moins visible. « Le tournant néolibéral de l’université a domestiqué la recherche. Cela a contribué à rendre les gens plus prudents, plus dociles et moins engagés », analyse Christophe Bonneuil, historien des sciences et directeur de collection aux éditions du Seuil qui a publié le livre On ne dissout pas un soulèvement. 40 voix pour les Soulèvements de la Terre. Son confrère François Jarrige estime que cette prudence est également due à la déliquescence des syndicats ou partis politiques qui avaient structuré les mouvements d’émancipation.
Des zad comme terrain de recherche
Les choses ont changé ces quinze dernières années avec la zad (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes, terrain de recherche particulièrement fertile où les penseurs du vivant ont constaté la concrétisation des alternatives sur lesquelles ils écrivaient.
Lutter pour défendre le bocage nantais a d’ailleurs transformé la vie d’Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et anthropologue : « Au début, je faisais partie de cette catégorie de chercheurs qui se tenait à distance du monde militant car je n’y trouverais pas ma place. De l’extérieur, j’en avais une image austère. Mais j’avais envie de découvrir la zad avec ma curiosité d’anthropologue. J’ai tout de suite été happé. J’ai abandonné ma position d’observateur pour m’immerger dans ce qui s’y passait. »

Dans l’ouvrage Éloge des mauvaises herbes, ce que nous devons à la zad, publié en 2018, une quinzaine d’autrices et d’auteurs racontent comment ce territoire a bouleversé leur vie. « Ce n’est pas une utopie, c’est notre réalité de demain qui prend formes sous nos yeux », peut-on lire. Un abécédaire de la zad avait également été rédigé pour démonter que l’endroit est « un puissant terreau qui fertilise les imaginaires politiques, un lieu auquel nous sommes puissamment attachés, une richesse que nous sommes résolus à défendre. »
Sortir des laboratoires
Si Notre-Dame-des-Landes fait office de catalyseur d’engagement, d’autres événements poussent les intellectuels à sortir de leur tour d’ivoire. Parmi eux, l’inaction du monde politique. « Autrefois, on pouvait encore se raconter que les intellectuels produisaient des connaissances utilisées par les représentants du peuple pour défendre le bien commun. Mais aujourd’hui, ce discours n’est plus entendable car le plaidoyer scientifique n’a plus d’effet », poursuit Alessandro Pignocchi. A force de documenter chaque jour les espèces qui disparaissent et les climats qui se dérèglent, « chercheuses et chercheurs sont affectés, y compris au plan émotionnel, par le désastre écologique en cours », assure Christophe Bonneuil.
Et de poursuivre : « Bien des scientifiques ont alerté depuis plus de cinquante ans sur les enjeux clés d’aujourd’hui. Ils font le constat qu’on en savait assez depuis bien longtemps pour changer de modèle de développement, ce que les élites économiques et politiques ont choisi sciemment de ne pas faire. » Pour le directeur de recherche au CNRS, il ne suffit plus de « conseiller les princes en fermant les yeux sur les rapports de force à l’œuvre ». Aujourd’hui, il s’agit de « lutter avec la société pour lever les verrous qui accroissent les violences écologiques et climatiques... Bref, il est temps de sortir des laboratoires ». Une démarche adoptée par les membres de scientifiques en rébellion, dont la branche française a été créée en 2022.

« Penser avec son corps »
« La figure de l’intellectuel qui serait déchargée de tout ce qui est de l’ordre de la matérialité du monde pour se consacrer aux choses de l’esprit est contestée. Il faut aujourd’hui penser avec son corps et pas uniquement avec son esprit », renchérit Geneviève Azam. C’est d’ailleurs le choix qu’ont fait plusieurs intellectuels comme Aurélien Berlan. L’auteur de l’ouvrage Terres et Liberté, où il se présente comme philosophe-jardinier, appelle « à déserter la mégamachine, et à lutter contre elle ». Ou encore Bertrand Louart, menuisier-ébéniste au sein de la coopérative agricole alternative Longo Mai.
S’engager physiquement dans la lutte contre un projet polluant et imposé, c’est aussi le chemin pris par François Jarrige. L’historien des sciences, qui s’est mobilisé à Bure (village dans la Meuse où il est prévu d’enterrer des déchets nucléaires), est proche de collectifs qui se battent contre un méthaniseur industriel en Bourgogne, à quelques kilomètres de son lieu de vie. « Ce combat me parait symbolique des enjeux qui m’intéressent comme historien de l’énergie et de l’environnement, explique-t-il. Aller sur place, participer aux manifestations et aux discussions est une manière de s’informer. Cela nourrit ma propre recherche intellectuelle. »
« De plus en plus de collègues ressentent la nécessité de mener une démarche ensemble »
Autre exemple : Christophe Cassou, climatologue toulousain, qui a prononcé un discours lors du rassemblement contre l’autoroute Toulouse Castres. Il est également membre de l’Atelier de l’écologie politique de Toulouse (Atecopol), un réseau de chercheuses et chercheurs qui expérimentent de nouvelles formes d’actions pour mobiliser le monde scientifique. Atecopol compte plus de 210 membres et possède des nombreuses antennes régionales (Paris, Montpellier, Rennes, Marseille...).
« Aujourd’hui, de plus en plus de collègues ressentent la nécessité de mener une démarche ensemble. Ce n’est pas encore unanime, car cela pose des questions complexes. Notamment sur ce qu’on peut porter comme message en tant que scientifique. Ces questions sont débattues mais de manière moins frileuses qu’autrefois », explique Laure Teulieres, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à Toulouse et membre d’Atecopol.
L’investissement des intellectuels dans les luttes permet aussi d’apporter une légitimité scientifique, sans pour autant s’accaparer le combat des militants. « Nous avons une expertise sur certains sujets que nous pouvons partager dans les médias. On accepte de parler à la presse, ce qui permet aussi de prendre le relais dans la prise de parole médiatique », dit François Jarrige.
Précarité
Si des personnalités comme Christophe Cassou, Valérie Masson Delmotte, Philippe Descola ou même Francis Hallé peuvent se permettre de s’engager publiquement pour défendre les luttes locales, c’est plus difficile pour les jeunes chercheurs en début de carrière.
« On est dans système avec beaucoup de précarité et du financement par projet », explique Christophe Bonneuil, rappelant la vassalité de la recherche à l’égard des grands groupes industriels. Selon Greenpeace, plus de la moitié des structures de recherche publique françaises entretiennent « des liens étroits » avec TotalÉnergies. « Ce système est l’héritier de deux siècles de développement industriel et de capitalisme. Forcément il y n’aura pas de transition si on ne réoriente pas cet ensemble d’institution », conclut Christophe Bonneuil.