Justiciers climatiques : 4 ans de lutte pour freiner la catastrophe

- © Juan Mendez / Reporterre
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Face au mépris de M. Macron, le mouvement climat a enflé et gagné en radicalité. Des marches aux blocages, retour sur quatre ans d’écocolère.
Où en est le mouvement pour la justice climatique ? Reporterre a posé la question à une quinzaine d’activistes qui, face à la destruction du monde, se remontent les manches. Dans une enquête en deux volets, nous détaillons leur stratégie pour qu’une société juste et écolo advienne, et retraçons quatre ans — depuis la démission de Nicolas Hulot — de lutte intense.
1- La démission de Hulot : l’étincelle
C’était un tournant inattendu. Le mardi 28 août 2018, en direct sur France Inter, Nicolas Hulot démissionnait. « Je ne veux plus me mentir, déclara le ministre de la Transition écologique et solidaire. Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là. Et donc je prends la décision de quitter le gouvernement. » Ajoutant : « Est-ce que j’ai une société structurée qui descend dans la rue pour défendre la biodiversité ? […] La réponse, elle est “non”. »
Ce constat d’échec, survenu au terme d’un été caniculaire et marqué par la première grève scolaire pour le climat lancée par la jeune suédoise Greta Thunberg, a précipité un sursaut inédit, en France, autour de l’urgence climatique. Des appels à manifester, spontanés, ont fleuri sur les réseaux sociaux. Dès le 8 septembre, 130 000 personnes — dont une majorité de néomilitants — déferlaient dans les rues de France.
« Chez les militants, tout le monde a été surpris qu’on croit en la capacité de Nicolas Hulot à changer les choses et que l’étincelle vienne de lui, se souvient Gabriel Mazzolini, chargé de mobilisation aux Amis de la Terre. Mais sa démission s’est paradoxalement avérée décisive : elle a mis dans la rue tout ce peuple des “petits gestes” acquis à l’idée que le problème climatique pourrait se régler en changeant nos comportements individuels. » Pour la première fois, « la mobilisation sur le climat débordait de l’agenda institutionnel et n’était plus corrélée à une COP [1], observe Vincent Gay, sociologue et militant au sein d’Attac. Une sorte de moment zéro a été posé, avec plein de limites, puisqu’il était surtout composé de classes moyennes supérieures, avec très peu de pancartes et de slogans. »
2- La politisation
Les mois suivants, les marches ont foisonné et les messages se sont affûtés. « En tant qu’entité du mouvement climat, notre responsabilité était de contribuer à la politisation de cet élan naissant, dit le directeur général de Greenpeace, Jean-François Julliard. Au début, la principale revendication des manifestants, c’était “il faut sauver la planète”. L’enjeu était d’aller au delà, d’identifier et de faire pression sur les principaux responsables du changement climatique. »
La cible numéro 1 était toute trouvée : le gouvernement d’Emmanuel Macron, l’autoproclamé « champion du climat ». Le 18 décembre 2018, quatre ONG — Notre affaire à tous, Greenpeace, Fondation pour la nature et l’homme et Oxfam — intentaient le premier recours juridique contre l’État français pour inaction climatique, rapidement soutenu par plus de deux millions de personnes.

Cet enrichissement politique s’est accéléré au contact d’un autre mouvement : celui des Gilets jaunes, né lui aussi durant l’automne 2018. Au départ, rien n’était joué, tant les deux paraissaient opposés. L’un prônait l’urgence climatique, l’autre le retrait de la taxe carbone. Fin du mois contre fin du monde. Pourtant, la barrière est tombée et le pont a été posé le 8 décembre 2018, jour où les militants ont marché ensemble derrière la banderole « Fin du monde, fin du mois, changeons le système, pas le climat ».
« Ça n’a pas été simple, des deux côtés, reconnaît Élodie Nace, porte-parole d’Alternatiba. Il y avait de la méfiance, et en même temps la volonté de se comprendre, parce qu’on luttait contre un même système. » Dans leurs cahiers de doléances, les Gilets jaunes appelaient à taxer les yachts et le kérosène des avions plutôt que les particuliers, dénonçaient la surconsommation ostentatoire des riches... « Qui doit payer la facture, sur qui doivent reposer les efforts ? Certainement pas les plus précaires, qui ne sont pas les plus responsables, mais sont aussi les premières victimes du changement climatique. Grâce aux Gilets jaunes, ce lien entre climat et justice sociale est devenu limpide », poursuit Élodie Nace.

Cette rencontre a aussi remis en question les modes d’action du mouvement climat. « En ciblant les lieux de pouvoir, la révolte des Gilets jaunes interrogeait le mode d’action du mouvement climat, l’efficacité des marches et la possibilité d’aller vers des mobilisations plus éruptives », dit Nicolas Haeringer, membre de l’ONG 350.org.
3- La désobéissance
Le pic de la massification du mouvement climat a été atteint les 15 et 16 mars 2019 : des centaines de milliers de personnes ont manifesté pacifiquement dans les rues de France. Malgré ce grand succès, l’exécutif n’a pas changé de cap. Les activistes ont donc décidé de hausser le ton. Le mouvement climat a alors découvert la désobéissance civile. Cette forme de résistance consiste à transgresser les lois délibérément et de manière publique, pour montrer leur illégitimité du point de vue de l’intérêt général.
En février 2019, ANV-COP21 a entamé sa campagne Décrochons Macron. Dans les mois qui ont suivi, 151 portraits d’Emmanuel Macron ont été enlevés dans plusieurs mairies de France, le mur laissé vide devant symboliser l’« inaction du gouvernement face à l’urgence climatique et sociale ». Le vendredi 19 avril, plus de 2 000 activistes écologistes ont aussi bloqué les sièges d’EDF, de la Société Générale et de Total à la Défense, ainsi que le ministère de la Transition écologique. « La désobéissance civile était un choix stratégique autant qu’une demande des nouveaux adhérents — qui ne tenaient pas à commencer leur parcours militant par des manifs, mais en allant bloquer directement les pollueurs », explique Jean-François Julliard. Les formations proposées, elles, ont été prises d’assaut.

Avec ces parcours de radicalisation express, les opérations de blocage ont essaimé, parfois portées par de nouveaux acteurs. Extinction Rebellion, mouvement venu d’Angleterre, a pris racine en France à partir de novembre 2018 et signé son arrivée en occupant le centre commercial Italie 2 à Paris en octobre 2019, en installant une zad en plein Paris, ou encore en s’attaquant au secteur du BTP. Les jeunes en grève pour le climat, mobilisés au sein de Youth for Climate, ont également contribué à la vague désobéissante. Le lundi 10 février 2020, ils ont saccagé le siège parisien du gestionnaire d’actifs BlackRock. « La dynamique de mobilisation fonctionnait alors comme une réaction en chaîne, analyse Jon Palais, militant climat depuis 2006 et l’un des fondateurs d’Alternatiba. Le mouvement climat était présent sans répit, avec tout son écosystème d’organisations pour se relayer. »
Face à l’écocolère des activistes, la réponse du gouvernement a été la répression : plusieurs activistes ont été aspergés de gaz lacrymogène, comme les militants d’XR sur le Pont de Sully. Certains ont subi des arrestations musclées, ont passé des dizaines d’heures de garde à vue, et ont même été poursuivis.
4- Le coup de frein du Covid
Personne ne l’avait vu venir. Après de longs mois de mobilisation, la pandémie de Covid-19 a confiné les luttes à partir de mars 2020. « Les groupes ne se voyaient plus, on ne savait pas ce qui nous tombait sur la tête, ni combien de temps ça allait durer... c’était sidérant, dit Anton, d’Extinction Rebellion. Et en même temps, les considérations écologiques étaient toujours là, avec la conscience qu’il ne fallait pas que les choses repartent comme avant. »
Après la première vague pandémique, les mobilisations ont repris tant bien que mal, l’État faisant pleuvoir les amendes à chaque rassemblement pour « non-respect des gestes barrière ». Le 26 juin 2020, une trentaine de militants d’Extinction Rebellion (XR) ont quand même investi les pistes de l’aéroport d’Orly, qui rouvrait le même jour. Trois mois plus tard, à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, ANV-COP21 a organisé la plus grande action jamais menée en France contre le trafic aérien. « Le Covid n’a pas tout balayé, affirme Jon Palais. Le mouvement climat ne s’est pas manifesté aussi massivement, ni avec la même intensité, mais il s’est structuré pour être toujours présent. »
Pendant ce temps, l’exécutif n’a toujours pas engagé de politique écologique ambitieuse, sabordant notamment le travail de la Convention citoyenne pour le climat. Les mesures proposées par les citoyens, ont été vidées de leur substance par le gouvernement, puis les parlementaires, par la loi Climat adoptée en 2021. « C’était beaucoup d’énergie dépensée pour pas grand chose, regrette Chloé Gerbier qui, alors membre de l’association Notre affaire à tous, a rédigé plusieurs amendements espérant en vain améliorer cette loi. Pour de nombreux militants, cet épisode marque une rupture complète : c’est la dernière fois qu’on tentera de négocier avec les institutions. »

De nombreux activistes ont alors rejoint des luttes locales, qui se sont amplifiées et se coordonnées pour faire plier des grands projets inutiles portés par l’État, dans la lignée de la victoire contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Les journées des Soulèvements de la terre ont, par exemple, empêché la bétonnisation de plusieurs lieux menacés.
Le mouvement climat a également tissé des alliances avec des collectifs antiracistes, féministes, ou des travailleurs particulièrement exposés à la transition écologique, partenaires dans la construction d’une société « plus juste, plus digne, sur une planète vivable » selon Élodie Nace. Le 19 juillet 2020, après des mois d’échanges entre Alternatiba et le Front des Mères, le mouvement climat a défilé aux côtés de la famille d’Adama Traoré — jeune homme mort asphyxié après une arrestation par des gendarmes — derrière le slogan commun « On veut respirer ». « Si nous voulons que nos enfants puissent vivre dans un monde où ils ne craignent pas de mourir à cause d’un air pollué, ou écrasés sous le poids de trois gendarmes, nous devons lutter conjointement pour gratter du terrain face au système capitaliste qui nous étouffe », déclarait alors Fatima Ouassak, politologue et fondatrice du Front de mères.

5- Et maintenant : vers un retour en force ?
Après une année marquée par l’élection présidentielle et l’omniprésence médiatique de l’extrême droite, la guerre en Ukraine et une crise énergétique galopante, où en est le mouvement climat ? Plusieurs marches ont bien été organisées — pour une « vraie » loi Climat ou pour un sursaut écologique des candidats à l’élection présidentielle. Et des actions de désobéissance civile ont été menées en petits groupes, comme celles du nouveau collectif Dernière rénovation, qui lutte pour la rénovation énergétique des bâtiments. Mais le mouvement s’est fait plus discret à l’échelle nationale. « Nous sommes dans une phase de réflexion stratégique qui peut parfois être paralysante », concède Jean-François Julliard.
« Énormément de militants sont prêts à monter en radicalité »
Mais les raisons d’espérer existent : les luttes locales « prennent de l’ampleur et permettent de gagner du terrain contre la destruction des terres », selon Chloé Gerbier, du collectif Terres de luttes. Le mouvement aurait, aussi, pris en maturité : « Durant ces quatre années, énormément de militants se sont formés et sont prêts à accepter une montée en radicalité pour aller se confronter à ce système », affirme Léna Lazare, membre de Youth For Climate et des Soulèvements de la terre. Les activistes sont de plus en plus prompts à s’attaquer directement aux « criminels climatiques », à savoir les riches ou les grandes entreprises fossiles comme TotalÉnergies. « Après le premier tour de l’élection présidentielle et après un été caniculaire, une vague de nouveaux militants sont arrivés dans nos organisations », se réjouit Élodie Nace. Des jeunes se préparent à occuper leurs écoles et leurs universités d’ici la fin de l’année 2022.
Pour celles et ceux qui composent le mouvement, il n’y a pas de doute : les conditions pour un retour en force sont réunies. Dans le premier volet de cette enquête, Reporterre vous dévoile leur stratégie pour qu’advienne une société plus écologique et plus juste.